Opinion : Naître un mardi

Crédit photo : Rossiyskaya Gazeta

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Un nouvel attentat, cette fois à l'aéroport Domodedovo, et de nouveau on a le sentiment que tout s’écroule. Le tristesse impuissante pour les disparus, la compassion envers les proches et les blessés, et une réponse toute prête concernant l'assassin : « Kamikaze… Piste caucasienne ». Avec une angoisse d'ores et déjà coutumière, je comprends que qu'il n'y a pas d'issue : le thème des « Caucasiens tuant les Russes » parcourt avec une intensité renouvelée notre vaste pays.

Le sang versé, la mort des proches sont plus forts que tous les discours humanistes. Peu importe la nationalité étaient les victimes innocentes : russes, ukrainiennes, tatares, tchétchènes ou tadjikes. Personne ne va venir philosopher sur l'amitié entre les peuples au-dessus leurs cadavres. Et à leur enterrement, on ne pensera pas au fait que sous nos yeux et dans nos âmes, on assiste à la décomposition de valeurs séculaires, qui ne peuvent être remplacées que par la haine entre peuples et entre voisins. Au final, une guerre de tous contre tous.

« Etre fier de sa nationalité, c'est comme être fier d'être né un mardi », cette pensée de Schopenhauer aurait eu bien de la peine à être entendue le mois dernier, quand les cris de fierté d'une des  nationalités de notre pays provoquaient immanquablement une identique réponse chez les autres. Moi aussi je peux critiquer Brecht pour le marxisme vulgaire de sa chanson de L'Opérade quat'sous : « Le pain d'abord, la moralité ensuite ». Mais dans le cas présent, il faut utiliser les outils classiques du marxisme pour approcher l'essence du problème. L'idée de l'internationalisme (et pas uniquement prolétaire) s'est retrouvée tout à coup complètement désuète, et la notion de tolérance failli devenir une tradition nationale honnie. 


Les communistes exigeaient que l'on considère les Russes comme le peuple fondateur de l'État, ce que rappelait mot pour mot le programme du parti Rodina en 2006. S'il l'avait prévu, Lénine aurait tout simplement dû quitter son Mausolée, à défaut de pouvoir se retourner dans sa tombe. Selon les sondages d'opinion, le slogan « la Russie aux Russes » est soutenu par 60% des personnes interrogées, un chiffre colossal si l'on a à l'esprit que notre pays est aujourd'hui peuplé à plus de 80% de Russes « ethniques ». Et personne parmi ces 60% qui approuvent pareil slogan n'a réfléchi au fait que les déclarations de ce type menaient le pays vers l'abîme. « Le Tatarstan aux Tatars », « la Tchouvachie aux Tchouvaches », « le Touva aux Touvains », et ainsi de suite : le chauvinisme des peuples grands et petits diffère peu.

Sans langue russe, il serait impensable de parler de notre existence en tant qu'État ; c’est grâce à la culture russe que de nombreux peuples de la Fédération de Russie ont pu se lier comme des maillons indissociables de la culture mondiale. Il serait donc insensé de supprimer de l'ordre du jour la constitution de la nation russe multinationale, qui doit constituer la base d'un Etat  stable et moderne. Que nous le voulions ou non, nous n'étions pas prêts à ce que la « rue » pose cette question, non pas à Nazran ou Makhatchkala, mais en plein centre de Moscou.

Toutefois, malgré la force de la pensée, l’idéologie n'est pas (loin de là) la seule à provoquer l'exacerbation des conflits interethniques actuels. Ce ne sont pas des idéologies, ni des cultures, ni même des us et coutumes qui s'affrontent dans la rue, mais des gens insatisfaits de leur vie, de leur situation sociale et matérielle. Et s'ils sont prêts à s'entretuer, ce n'est pas seulement à cause de divergences entre leurs substrats nationaux. N'oublions pas que les problèmes de relations interethniques refont surface au détour de crises socio-économiques, qui au final définissent l'ordre du jour politique.

La question nationale a été l’une des questions clés de l'État de Moscou et de l'empire pétersbourgeois. Et bien que les bolchéviks aient baptisé la Russie la « prison des peuples », cette question faisait l'objet d'un traitement relativement efficace avant la Révolution d'octobre. Il faut noter que la constitution de la nation russe était une idée ancienne, et rien d'étonnant si l'empire s'appelait « rossiïskaïa » (de nationalité russe) et non « rouskaïa » (d'ethnie russe, ndlr). Le caractère multinational a toujours été considéré comme un bien, et non un fléau, et ce bien a fructifié pendant des siècles. On le choyait, et l’on faisait même des concessions aux peuples vivant dans l'empire afin de conserver son caractère multinational. Ceci s'appliquait à la politique fiscale, sociale et culturelle. Ce n'est donc pas un hasard si dans le dernier tiers du XIXe siècle apparurent des livres, des journaux et des spectacles amateurs en langues nationales, sorte de légalisation de la culture russe multinationale au niveau professionnel.

Il va sans dire que le colonialisme russe écrasait cruellement les minorités nationales récalcitrantes. Toutefois, il différait des autres systèmes coloniaux par le fait que l'État châtiait encore plus cruellement le peuple russe à la base de l'Etat. Disons-le nettement, on respirait bien plus aisément dans le Royaume polonais ou dans la Grande-principauté de Finlande que dans les autres territoires de l'Empire russe. Malgré toutes les maximes du comte Ouvarov sur l'orthodoxie, l'absolutisme et le peuple, les Russes vivaient plus difficilement à de nombreux égards que les Finlandais en Finlande et les Polonais en Pologne. La chute de l'URSS a commencé en 1918, dans l’œuf, quand les bolchéviks ont donné leur liberté à la Pologne et à la Finlande : les séparations nationales et territoriales rendent tout État instable (à l'exception de la Suisse, qui connaissait une tradition démocratique millénaire).

Même à l'époque soviétique, la taxation de la campagne russe était beaucoup plus sévère que celle appliquée dans les autres républiques de l'URSS. On pouvait porter autant de toasts que l'on voulait au grand peuple russe : en pratique, la Russie centrale, comme les autres territoires russes à l'exception des deux capitales, des villes thermales et des cités fermées, vivaient bien plus durement que les autres régions du pays. Et je crains que la situation actuelle ne soit guère meilleure. C'est précisément pour cette raison qu'il est crucial d'analyser les causes économiques et sociales de la xénophobie qui s'accumule. Si le peuple a le sentiment qu’une menace matérielle met en péril son existence, on ne le retiendra pas avec de tendres slogans chantant l'unité et l'amitié. Le système déraille - et il faut une approche d'ensemble afin de trouver un nouveau modèle de relations interethniques.

Quelles que soient les approches pragmatiques et les décisions fermes, il ne faut pas oublier la compassion envers les proches, et même les lointains. Car la compassion, c'est la base de toute éthique, de toute morale. Croyez-moi, ce ne sont pas des inventions de Schopenhauer.

Mikhaïl Chvydkoï est Commissaire du Comité d'organisation pour la Russie de l'Année France-Russie et ancien ministre de la Culture.

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