Pourquoi la Russie a-t-elle brûlé ?

Crédits : Vostock Photo

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Dès les années 1970, les fonctionnaires soviétiques préparaient déjà ce qui serait le cauchemar de ce mois d'août, suivis au XXIème siècle par les fonctionnaires russes. Une réforme irréfléchie de la législation forestière a détruit le système de protection anti-incendies, et les membres du ministère des Situations d'urgence (MSU) eux-mêmes n'étaient pas préparés à un tel déchainement des éléments. Russky Reporter (RR) a analysé les conclusions à tirer de cette épopée des flammes du mois d'août.
La malédiction des tourbières

Pour assainir l'air de la capitale russe, il faut inonder les tourbières. Voilà la recette que le ministre des Situations d'urgence Sergueï Choïgou a proposé au correspondant de RR. Il faut bien dire que l’idée n'est pas nouvelle. Après les violents incendies de tourbières de 2002, le même MSU avait demandé à l'Institut Guidrotorf de mettre en place un projet de réutilisation des terres à Chatoura (124 km à l'est de Moscou, région de Moscou). Peine perdue. Le projet a été conçu, transmis au MSU et à l'administration de la ville concernée, où il s'est évaporé. Probablement a-t-il été entaillé pour raisons financières. Une inondation correcte des tourbières coûte jusqu'à 30 000 roubles par hectare (environ 770 euros). Dans la région de Moscou, deux tiers des 260 000 hectares de tourbières ont été asséchés. Ce sont précisément ces terrains, traités puis abandonnés qui brûlent aujourd’hui. Mais l'État avait décidé de pas les inonder. Trop cher. On en paye aujourd'hui les conséquences.

Le problème des tourbières est un héritage de l'ère soviétique. On exploitait les tourbières pour faire du combustible pour les centrales électriques

Avec l’arrivée du gaz, l'exploitation de la tourbe a été abandonnée et de grands champs sont apparus, explique le directeur pour la politique de protection de la nature de WWF Russie, Evgueni Schwartz. Personne ne voulait les inonder, au contraire, on les a asséchés pour en faire des parcelles de datchas. La “bombe-tourbière” était née.

De plus, tout a été fait dans un désordre technique explicite.En dehors du tracé des canaux, des schémas de drainage ont prévu la construction de routes et de réservoirs d'eau en cas d'incendies, de moyens de régulation, et de tout un ensemble de dispositifs. « Tout cela a été inclus dans le budget qui, cela va sans dire, a été dépensé. Dans les faits, rien n’a été fait, ou bien le strict minimum, mais les travaux ont été validés », fait savoir l'un des participants à ce processus sur un forum de Greenpeace. « Nous disposons maintenant d'un réseau de canaux laissé à l’abandon, mais d’aucun moyen pour éteindre les incendies, pas de réservoirs, pas de routes pour se rendre sur les lieux en proie aux flammes». Le reportage de nos correspondants ne fait que confirmer ces dires.

Les premiers grands feux de tourbières ont eu lieu dans la région de Moscou en 1972. Peu de personnes y avaient alors prêté attention. Une fois éteint, l'incendie avait été oublié. Idem en 2002. Il faut cependant signaler que les incendies ne sont pas cantonnés à la région de Moscou, il y en a dans toutes les régions en dehors des terres noires. L'État semble désormais prêt à payer pour l’inondation des terres à risque, mais ce n’est pas encore gagné. Quand Boris Gromov, le gouverneur de la région de Moscou, a demandé 5 milliards de roubles (130 millions d'euros) au premier ministre Vladimir Poutine, le chef du gouvernement s'est légèrement troublé, ne serait-ce pas un peu trop? En fait, Gromov n'avait en vue qu’une seule zone de tourbières. Il y en a au moins cinq dans la région. Soit 25 milliards de roubles (641 millions d'euros). Vladimir Poutine a promis d'y réfléchir.

Ça brûle en amont

Pour ce qui est des feux de forêt, c’est une toute autre histoire. Le pouvoir soviétique n'y est pour rien. Le fiasco estival dans la lutte contre les incendies est le résultat d'une mauvaise réforme de la législation forestière, débutée en 2004. C'est précisément à ce moment qu'a été supprimé le Service fédéral d'exploitation forestière, remplacé par une Agence fédérale, sous la houlette du ministère de l'Agriculture. Par la suite, le nouveau code forestier adopté en 2006 a retiré à l'Agence sa fonction de surveillance, qui était assurée par 83.000 gardes forestiers, disposant de pouvoirs d'inspecteurs d'État. 680 inspecteurs fédéraux sont restés dans les rangs de l'Agence, sur l'ensemble du territoire russe. La région de Krasnoïarsk, par exemple, qui représente quatre fois la superficie de la France, dispose de huit inspecteurs, explique Schwartz.

Après avoir supprimé les gardes forestiers, ce sont les points de sauvetage anti-incendies qui ont été liquidés et les installations démontées, affirme le vice-président du comité pour l'exploitation des ressources naturelles et l'écologie de la Chambre du commerce et de l’industrie russe, Iouri Chouvaïev. Il incombe désormais au locataire de la forêt d'éteindre les incendies. Fatale erreur, reconnait Chouvaïev, puisque ce dernier n’est pas capable de porter pleinement une telle responsabilité. Or 15 à 17% de la forêt est en location en Russie.

Parmi les locataires, seules les grandes compagnies peuvent garantir une surveillance fiable. Les autres ne protègent la forêt que sur le papier.

La surveillance des parcelles de forêt qui ne sont pas en location revient aux autorités locales. C'est l'Agence fédérale pour l'exploitation de la forêt qui fixe le budget pour la lutte contre les incendies et distribue l'argent aux régions. Les autorités locales lancent un appel d'offres aux entreprises commerciales locales pour décider qui sera chargé de l'extinction des incendies. Mais les sommes attribuées au vainqueur équivalent à trois fois rien.

En 2005, Vladimir Okounev, premier vice-gouverneur de la région de Chitinski, à la frontière de la Chine et de la Mongolie, s'était plaint dans une interview à la presse locale : Moscou avait alors alloué 7 à 10.000 euros à la région sur les 46000 du total. « Éteindre les feux de forêt avec cette somme est tout bonnement impossible », avait-il constaté. En 2010, le ministre des Situations d'urgence fait état des mêmes chiffres: la région de Chatoura, proche de Moscou, a disposé de moins de 8000 euros pour son budget anti-incendie. Débrouille-toi.

C'est pourquoi les appels d'offres sont remportés par des entreprises qui ne frappent pas l'imagination par leurs moyens. Une note spéciale a été présentée à Vladimir Poutine qui s'est étonné : dans la région de Perm, le concours a été remporté par une branche d'une institution nationale, “la base de surveillance aérienne des forêts”, qui dispose de deux avions et 69 hommes. “Sont-ils capables d'assurer la sécurité de la forêt avec ces forces et moyens?”, a interrogé le premier ministre. À peine. Mais il est très clair qu'ils sont limités par un budget misérable.

Le MSU est-il coupable?

Quand les régions ne sont pas à la hauteur elles-mêmes, c'est le MSU qui prend la relève, bien que ce ne soit pas sa fonction. Le MSU répond des villes, villages, et d’un périmètre de cinq kilomètres alentour, ainsi que des installations industrielles. Le MSU va éteindre les feux de forêt quand il n'y a plus personne d'autre. S'il ne le fait pas, les flammes atteindront bientôt la fameuse zone de cinq kilomètres sous sa responsabilité. On est loin de la situation idéale.

Leur matériel est archaïque et leurs hommes sont sans inexpérimentés en matière de feux de forêt, ils ont du mal à s'en sortir. Les pompes, adaptées aux infrastructures urbaines, ne peuvent pas aspirer l'eau des lacs ce qui explique le manque d'efficacité du MSU, d'après le responsable de programme énergétique de Greenpeace Russie, Vladimir Tchouprov.

Bilan : les récents incendies ont détruit le mythe selon lequel le MSU serait une superstructure capable de lutter contre les catastrophes naturelles de n'importe quelle ampleur. En fait, il y a au sein du MSU quelques unités et détachements exemplaires, rompus à l'exercice, capables de réagir efficacement, localement, en cas d'accident, de tremblement de terre, d'inondation. Mais quand il faut agir simultanément dans des dizaines de régions, on manque tout simplement de force.

Sergueï Choïgou lui-même le reconnaît indirectement. Il a par exemple déclaré que dans plusieurs régions de Russie, on avait proposé au MSU de prendre part aux appels d'offres sur la surveillance de la forêt, aux côtés des entreprises. Mais les branches locales du MSU avaient décliné l'offre.

Le MSU n'aurait de toute façon pas été en mesure de protéger les zones d'habitation et de surveiller la forêt en même temps, a avoué le ministre au correspondant de RR.

Que va-t-il désormais se passer dans le système de protection de la forêt? Choïgou propose deux solutions : la première est de conserver le système de concours actuel. Selon lui, c'est une bonne voie, qui fonctionne selon le principe du marché, et les concours doivent être « d'authentiques concours, avec des prix normaux ». La seconde solution est de retourner à un système centralisé.

Vladimir Tchouprov soutient cette deuxième proposition. Selon lui, il faut une structure indépendante. Remettre sur pieds la protection anti-incendie des forêts exige un budget de plus de dix milliards d'euros et au moins 20.000 hommes.

C'est apparemment ce qui se passe. Mais en attendant que la prochaine réforme soit prête, le premier ministre a ordonné une hausse du budget du MSU.

Matériel et autres désagréments

La lutte contre les flammes a mis en évidence quantité de problèmes. À différentes échelles. On a ainsi constaté que le MSU contrôlait les feux de forêt grâce aux satellites américains, dont les informations sont en ligne.

La Russie a deux satellites capables de transmettre ce type d'informations, mais elles ne sont pas en accès direct, précise Evgueni Schwartz. Elles sont conservées 24 heures, traitées, et ce n'est qu'après qu'elles peuvent être diffusées pour utilisation. Du coup, le MSU et le système de surveillance à distance des feux de forêt du ministère de l'Agriculture s'appuient sur les données des satellites américains. Généralement, ce type d'informations doit être en accès gratuit sur des sites spécialisés.

Et même si la Russie ne devrait plus connaître de soleil aussi ardent dans le prochain millénaire, voire dans les 5000 prochaines années, le gouvernement se doit désormais d'analyser toutes les failles du système qu'il a mis en place.

Viktor Däitlikovitch est correspondant de la rubrique Politique du magazine Russky Reporter

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