L’écrivain Friedrich Dürrenmatt, se livrant à une parabole, a comparé les systèmes politiques aux moyens de transport. Dürrenmatt fait coexister deux pays : dans le premier, celui de la justice, tout le monde se déplace en train ; dans le second, celui de la liberté, on ne circule qu’en voiture.
Puisqu’au pays du chemin de fer, c’est la justice qui gouverne, on trouve obligatoirement une gare devant chaque immeuble, devant chaque porte. La marche à pied y est interdite car les uns se déplacent plus rapidement que les autres, ce qui est considéré comme injuste. La prolifération des stations et des gares ralentit donc la circulation des trains et des tramways au point que les gens se voient obligés de passer d’un wagon à l’autre ou de marcher sur les toits des trains pour arriver à bon port. Au bout du compte, le pays est bloqué.
Au pays de la liberté et des automobiles, ce sont les accidents qui deviennent le fléau national. Le code de la route – une atteinte à la liberté - n’y est en effet pas plus respecté par les autorités que par les citoyens. À chacun son véhicule, et les embouteillages deviennent terribles. Du coup, ici aussi, tout se bloque. La morale de cette histoire est simple : un pays a autant besoin de liberté que de justice, l’une ne doit pas exclure l’autre.
Bloqué dans les embouteillages moscovites, je m’en suis souvenu plus d’une fois en me disant que nous formions tout de même une nation libre et qu’en choisissant la liberté avec nos 200 voitures pour 1 000 habitants (presque 300 pour 1 000 à Moscou), nous allions atteindre à notre tour les niveaux des autres peuples libres. Dans les pays d’Europe les plus développés, la norme est en effet de 600 voitures pour 1 000 habitants.
Mon raisonnement était naïf. Quand le monopole des chemins de fer russe a mis en service les trains à grande vitesse, nous avons découvert que la justice en tant que principe était toujours d’actualité. En Russie, la demande en trains est énorme. Dès que leur fréquence diminue, la mémoire génétique de nos concitoyens reprend le dessus et le modèle de comportement propre au désarroi de l’après-guerre ressurgit : ils prennent d’assaut les toits des trains. En cas de perturbations, il ne leur vient même pas à l’esprit de demander aux Chemins de fer un dédommagement.
Dürrenmatt le visionnaire ne soupçonnait pas que ses scénarii absurdes puissent se réaliser et encore moins que trains et voitures puissent s’arrêter de circuler simultanément dans un même pays. Il est aujourd’hui impossible de savoir vers quel modèle tend la société russe, celui de la liberté ou celui de la justice. Pour jouir d’une véritable liberté, il faut en effet non seulement des voitures, mais aussi des routes. Pour bénéficier de la justice, il faut des trains qui respectent les horaires.
Après l’effondrement de l’URSS, la construction des routes et l’organisation des transports en commun sont passées de mode. Après des décennies de vie en communauté, la société russe a éprouvé un désir de propriété privée. À chacun son espace propre, sa maison, sa voiture. Dans le monde, la voiture est le moyen le plus simple de s’affirmer. L’affirmation de soi par la propriété est également importante pour les fonctionnaires qui considèrent la production du bien commun comme un fardeau. L’argent destiné au bien « commun » est extorqué aux oligarques au motif qu’il convient de les forcer à la responsabilité sociale. Quant au budget de l’État, il sert à tout sauf à bâtir quelque chose pour la société. Le conflit profond entre le commun et le privé n’est toujours pas résolu et explique les difficultés rencontrées dans le développement des transports en commun. Ces problèmes disparaîtront dès que ce qui est « commun » cessera de n’être « à personne ».
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