L’AFIPER (Association Fédérative Internationale des Porteurs d'Emprunts Russes), qui représente quelque 400 000 porteurs de titres obligataires russes d’avant 1917, a reçu en mai une réponse négative de la présidence russe à sa lettre ouverte. Compte tenu des nouveaux développements, elle ne renonce pas aux possibilités d’une action en justice pour tenter de récupérer une partie des biens de ses mandants. Mais contre qui et auprès de qui ?
(voir les encadrés ci-dessous)
Les tribunaux français, y compris le Conseil d’État, tout en reconnaissant le droit des personnes spoliées à se plaindre, n’acceptent plus d’examiner leurs plaintes, que ce soit contre la France ou contre la Russie. Dans les deux cas, la justice s’appuie sur un accord diplomatique franco-russe censé régler la question et conclu en 1996-1997. Le Parlement a ratifié l’accord et une loi et un décret français en fixent les modalités d’application. Schématiquement, moyennant une « soulte » de 400 millions de dollars versés par la Russie, les deux parties considèrent qu’au niveau des États le règlement des dettes antérieures à 1945 est « soldé de tout compte ». Les associations, qui n’ont pas été consultées lors de la négociation de cet accord, ont beaucoup de critiques à faire sur ce dernier (voir encadré 2), à commencer par le montant de la « soulte » compensatoire. Elles n’ont pas été suivies non plus par la Cour européenne des droits de l’homme qui, en mai 2001, a estimé qu’un épargnant devait assumer les risques inhérents à tout placement financier. En fait, il ne reste aux porteurs de titres que de s’adresser aux tribunaux russes, mais sans aucun appui diplomatique français, puisque l’accord de 96-97 l’interdit. En vertu de ce même accord, les tribunaux russes refusent d’examiner les plaintes étrangères sur les dettes d’avant 1917 et renvoient les plaignants aux autorités françaises…
C’est là que l’affaire de St-Nicolas peut présenter une possibilité de rebondir pour ces associations car la justice française a reconnu que la Fédération de Russie est propriétaire de la cathédrale de Nice, construite sous les tsars. Le Tribunal de Grande Instance de Nice a rejeté l’argument de l'Association cultuelle orthodoxe russe de cette ville qui utilise la cathédrale depuis 1923. Elle avait repris le bail emphytéotique de 99 ans signé en janvier 1909 et donc arrivé à son terme le 31 décembre 2007. Elle voulait faire reconnaître une « usucapion », c'est-à-dire la reconnaissance d’un droit de propriété par l'occupation durable du bien. Désavouée, l’Association cultuelle a interjeté appel.
Pour les porteurs d’emprunts russes, l’intérêt est dans la reconnaissance par un tribunal français d’un litige sur une question de propriété antérieure à 1917, malgré l’accord diplomatique de 96-97. Comme il y a reconnaissance par la Justice de la continuité de l’État russe actuel par rapport à celui des tsars, ce qui était déjà acquis au niveau diplomatique par deux accords, l’un avec Gorbatchev en 1990 et l’autre avec Boris Eltsine en 1992, certains membres des associations voudraient arguer sur le fait que si les dettes d’avant 1945 entre les États russe et français ne sont plus exigibles, pourquoi la propriété d’un bien immobilier de l’État russe d’avant 1917 lui serait-elle reconnue, alors que ses obligations ne le seraient pas ?
Selon la réponse que la Justice donnera, certains des membres des associations qui s’expriment sur les blogs pensent qu’il serait possible de faire saisir les nouvelles acquisitions météorologiques parisiennes de l’Etat russe. … Mais la Russie peut faire valoir qu'il y avait de quoi rembourser les petits porteurs depuis longtemps.
La somptueuse cathédrale orthodoxe de Nice a été consacrée en 1912. Crédits photo : Hemis.fr/Legion Media
Encadré N° 1 : Petite histoire de locomotives dorées
Après la guerre de Crimée, dans les années 1860, le pouvoir russe a tiré les leçons du conflit qui lui a été défavorable en raison de son incapacité à faire parvenir rapidement aux défenseurs de Sébastopol des équipements et des munitions. Il fallait des chemins de fer à l’énorme pays qui venait enfin d’abolir le servage et se lançait (déjà) dans un programme de modernisation et d’industrialisation exigeant d’énormes investissements. Des emprunts sur les marchés internationaux ont commencé à être lancés. A noter, et c’est un aspect peu connu, que ces obligations étaient garanties à l’époque par des cautionnements en or russes, compte tenu du risque pays de la Russie à l’époque.
En 1880, on est passé à une vitesse de croisière en France. Côté russe, le tsar Alexandre III, préoccupé par la faiblesse des voies de communication et chemins de fer, vise d’abord l’Allemagne pour lancer un emprunt. Il se heurte à la méfiance de Bismarck qui fait capoter l’opération à Berlin. Le tsar fait transporter l’or de caution et les titres restants à Paris. Neuf ans après la défaite de 1871, la France est à la recherche d’alliés solides et « pense toujours, sans en parler jamais » à l’Alsace-Lorraine, occupée par les Prussiens.
L’accueil des premiers titres est triomphal. Si bien qu’en 1888, quatre emprunts de 500 millions de francs or sont émis et couverts. Ils seront suivis de bien d’autres. En 1891, l’alliance franco-russe complète le tableau. Armand Fallières qui sera président de la République après 1906, lance un « prêter à la Russie, c’est prêter à la France ». On construit le Pont Alexandre III. Par patriotisme, autant que par intérêt pour des obligations qui garantissent une bonne rente à une époque où il n’y a ni retraite ni sécurité sociale, 1,6 million de porteurs, qui ont parfois tout vendu pour acheter des emprunts russes, en ont acquis pour 12 milliards de francs or en 1914 (quelque 19 milliards d’euros, selon les calculs des associations de porteurs). A noter que sur cette somme, les petits porteurs représentent environ un tiers, le reste étant détenu par des institutionnels, essentiellement des banques françaises et allemandes.
Pour faire la « com. » autour des obligations russes et soutenir leur cours, parfois artificiellement, un affairiste nommé Arthur Rafalovitch est appointé à Paris par le ministère des Finances russe. Ses aventures sont contées en détail par feu le professeur Vladlen Sirotkine, spécialiste russe de la question des avoirs russes à l’étranger. Rafalovitch disposait d’importants comptes en banque en France alimentés par le ministère russe, qui sont restés là après la Révolution et qui ont disparu… Le même Sirotkine, dans ses écrits, révèle qu’au moment de la déclaration de guerre de 1914, le ministère russe des Finances a mené une opération éclair pour retirer les avoirs russes dans les banques à Berlin pour les placer à Paris. Tout s’est fait en trois jours. On ne sait pas où est cet or.
De même, selon le même auteur, la famille impériale des Romanoff a envoyé de l’or via le Japon, en France et en Angleterre en cautionnement d’achats d’armements. Mais aussi, après la Révolution de février 1917, pour s’assurer un exil confortable à l’étranger, dont ils n’ont jamais pu profiter. On retrouve cet or-là lors des tentatives vaines de la fausse Anastasia, pseudo fille survivante du tsar Nicolas II, de le récupérer à Londres. En revanche, c’est cet or-là qui a servi de monnaie d’échange à Mikhail Gorbatchev pour conclure un accord avec Londres et indemniser dès 1986 les porteurs anglais d’emprunts russes…
La Révolution d’octobre survient en Russie en 1917, suivie d’une guerre civile terrible. Pour fermer le front avec les Allemands, le nouveau pouvoir signe la paix de Brest-Litovsk, « sans voir » les conditions imposées. Une des conditions est le versement de 47,5 tonnes d’or en lingots plus des monnaies et titres aux Allemands.
Les 47,5 tonnes d’or (les titres et monnaies ont été « perdues » à Berlin) sont prises par les Français après la victoire du 11 novembre 1918. Après déduction d’une part envoyée en Angleterre, elles seront confiées « provisoirement » à la France par le Traité de Versailles. Ce dernier annule les effets de la Paix de Brest Litovsk. L’or a été placé dans les caves de la Banque de France « hors bilan », avant restitution à la Russie. Celle-ci n’a jamais eu lieu.
Pendant la guerre civile en Russie, le chef des armées blanches de l’est, l’amiral Koltchak, envoie au moins 11 tonnes d’or à des banques françaises à Shanghai et une autre partie au Japon.
Selon le professeur Sirotkine, qui cite aussi le meilleur spécialiste français de la question, Joël Freymond qui a écrit « Les Emprunts Russes - histoire de la plus grande spoliation du siècle », et un spécialiste allemand Helmut Welter, les autorités et les banques françaises disposaient en 1923 « d’au moins 93,5 tonnes d’or en lingots, monnaies et métaux précieux » qui lui auraient largement permis d’indemniser les petits porteurs. Une autre voie a été choisie : faire retomber l’exclusivité de la responsabilité sur les « bolcheviques au couteau entre les dents » et faire fondre au plus vite une bonne partie de l’or pour changer les aigles à deux têtes russes par les symboles républicains et les vendre à Londres et en Amérique. D’autant plus rapidement, que les pourparlers pour la reconnaissance diplomatique de l’URSS avaient commencé.
En 1924, la France et l’URSS établissent des relations diplomatiques. Une partie des lingots russes ont déjà été fondus et vendus. Il en reste. Selon la « Voix des emprunts russes », le sénateur du Var François Trucy en a trouvé trace, et plus près de nous, une émission de TF1 en avril 2009 parle de la présence d’or russe dans les caves de la Banque de France. Lors des journées du patrimoine de 2008, au moins un lingot frappé de l’aigle à deux têtes du temps des tsars a été vu par les visiteurs et les téléspectateurs de journaux télévisés. C’est en ayant à l’esprit l’or et les valeurs russes qui se trouvent en France qu’on peut comprendre pourquoi l’accord franco-russe de 1996-97 parle de « soulte », c'est-à-dire d’une différence, pour qualifier les 400 millions versés par la Russie et qui ne représentent en effet qu’une petite partie de ce qui serait dû aux petits porteurs et que l’APFER estimait généreusement en 1995 à quelque 25 milliards d’euros au total.
Encadré N° 2 : Les accords de 96-97 et leurs suites
Soucieuse de revenir dans « le monde civilisé », selon les formulations de l’époque en Russie, et de reprendre pied sur des marchés financiers, indispensables pour aider à combler le déficit chronique de l’Etat russe à ce moment-là (qui se terminera par le défaut de paiement d’août 1998), le gouvernement démocratique de Viktor Tchernomyrdine, Premier ministre de Boris Eltsine, veut régler définitivement la question du remboursement des « obligations pourries », vieilles d’une centaine d’années qui traîne entre la Russie et la France depuis 1917. Les deux pays signent les accords du 26 novembre 1996, complétés par ceux du 27 mai 1997. Le texte de ces accords est tenu secret. L'AFPER l’avait rendu partiellement public mais en demande toujours la publication officielle. L’accord a été avalisé au Parlement le 30 décembre 1999 et le décret d’application publié le 23 août 2000. Tout observateur de la vie publique française relèvera que de telles dates ne prêtent pas à de larges débats dans l’opinion !
L’accord prévoit non pas un remboursement unilatéral des emprunts russes par la Russie mais la compensation des créances réciproques entre les deux pays et le versement par la Russie d'une « soulte » de 400 millions de dollars. Ainsi, les dettes des institutions et des banques françaises vis-à-vis de la Russie sont aussi prises en charge de fait par de l'argent destiné aux petits porteurs français d'emprunts russes. Ce montage explique que ladite soulte ne représente que 1% de la valeur des emprunts russes encore en circulation, selon les associations de porteurs. Ces accords stipulent notamment que la Russie renonce à demander la restitution des 47 tonnes de Brest-Litovsk. Cet or n’a jamais servi à dédommager les porteurs français d'emprunts russes. De leur côté, les Français prennent la responsabilité de régler les contentieux en France.
Les Russes, en difficulté à l’époque, ont mis trois ans à payer les 400 millions de dollars. Les services fiscaux français ont lancé une opération de recensement des ayants-droits. Et là encore, un élément peu clair a été mentionné par des journaux de l’époque et les associations de porteurs : en mars 99, trois mois après la fin du recensement, le ministère de l’Économie annonce 135 000 porteurs de 3,8 millions de titres d’emprunts russes. Les porteurs soupçonneux se rassurent un peu. Et puis, six mois plus tard, Bercy « rectifie » : on a maintenant 312 000 porteurs avec … 9,2 millions de titres. Des banques off-shore, des paquets de titres ayant appartenu à des juifs déportés par les nazis apparaissent mystérieusement.
Quelques députés socialistes protestent : le Premier ministre est Alain Juppé. Il est remplacé par Lionel Jospin après une dissolution mémorable. La commission Paye, qui avait été chargée de proposer un mode de répartition, est dissoute. Le décret d’application est publié en août. Les petits porteurs ont bien peu de chances d’y voir clair un jour. D’autant que l’accord, tout en reconnaissant le droit aux porteurs d’ester en justice, les en empêche de fait, puisque l’accord diplomatique entre les deux États stipule que les comptes sont soldés. D’où la référence à l’immunité diplomatique des tribunaux français et le renvoi à la responsabilité française de la part des autorités russes…
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