Boire à la coupe de Sagan

Je les adulais depuis l’enfance, comme le tout-Moscou des intellos : la fantasque Françoise Sagan et son peu de soleil, le maître du roman familial Hervé Bazin, sévère et académique, Maurice Druon, le grand amuseur. Ces éminents Français et leur littérature étaient si compréhensibles et si proches de nous, ne fussent ces noms exotiques...

Si vous saviez comme j’ai cherché à rencontrer ma Sagan adorée ! Je quémandais son numéro de téléphone à tous ses amis lettrés. J’appelais un numéro, censé être le sien, pour tomber immanquablement sur un répondeur: « Pressing, bonjour… » Un jour, mon ami d’alors, Edik Limonov, m’assura: « Françoise ? Sagan ? Facile. Appelle demain à l’heure exacte… ». Je téléphonai à l’heure exacte, et le numéro du pressing répondit avec la voix de Sagan. Et nous nous sommes rencontrés dès le lendemain.

Au parcmètre, j’ai mis des pièces pour deux heures, effrontément, car madame Sagan m’avait prévenu que le rendez-vous ne durerait que 20-25 minutes. Pieds nus, perchée sur sa chaise comme un moineau, Sagan répondait sans entrain à mes questions, en jetant des coups d’œil à sa montre. J’étais sur le point de partir, quand soudain la grande dame s’enquit : « Que pensez-vous des vins de Loire ? On m’en a livré une caisse. » Les châteaux de la Loire, oui, mais les vins… Nous avons réglé le sort de la première bouteille en vingt minutes, la deuxième est partie un peu plus vite, pour ce qui est de la troisième…

Sa langue se délia. Elle m’apprit que Mitterrand s’asseyait toujours à la place que j’occupais. Que c’était le seul homme respectable parmi tous ces… politiciens. Et si ce n’était pour lui, elle ne serait pas là, elle. Je m’enhardis moi aussi et lui demandai si c’était vrai.

Elle rétorqua qu’elle prenait des sédatifs, sans lesquels elle ne pouvait ni dormir, ni travailler. « Vous savez ce que c’est, la douleur ?» J’essayais de comprendre, mais elle y mettait un autre sens que nous, les simples mortels et, comme elle, pécheurs, mais dépourvus de génie. Elle souffrait d’être la fierté de la littérature française et de devoir se battre avec les impôts, acculée dans un coin, à payer « à quelqu’un », pas à la France, dans le vide, presque la moitié de ses « maigres » revenus. Elle souffrait que beaucoup de gens, non, presque tous, ne comprennaient pas ses sentiments, et la manière dont elle les apaisait. Elle souffrait que sa vie de famille soit ainsi. Elle ne s’entendait pas avec son fils. Une douleur déchirante. Elle s’était fait dévaliser il y a peu. On lui avait arraché son sac, tant pis pour l’argent, mais ses papiers... Quoi ? Le voleur ne l’avait pas reconnue ? Pourquoi, comment avait-il pu ne pas la reconnaître ? Et maintenant, faire des démarches, faire refaire les papiers, un supplice et la même souffrance. Nous ne regardions plus nos montres. Sagan parlait, et moi j’ai éteint mon enregistreur. Même un journaliste retors doit respecter les règles du jeu de Sagan. Elle sortit m’accompagner dans la rue, toujours pieds nus dans ses chaussons. J’ai eu assez d’esprit pour ne pas prendre le volant. Je vous jure que je ne me souviens pas comment je suis rentré chez moi. Le lendemain, je suis venu récupérer la voiture, garée près de chez elle. J’ai essayé de la joindre pour la remercier de la rencontre, si inhabituelle. Mais, au bout du fil, l’éternel : « Pressing, bonjour… »

Nikolaï Dolgopolov est le rédacteur en chef adjoint de Rossiyskaïa Gazeta. Il fut correspondant à Paris de la Komsomolskaïa Pravda entre 1987 et 1993.

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