Le charme suranné des villes secrètes

Cachée dans les collines de la région de Krasnoïarsk, au cœur de la Sibérie, la ville de Zelenogorsk est un microcosme du développement économique de la Russie. Vingt ans après la chute du rideau de fer, la ville est toujours isolée et n’évoque en rien le centre majeur de technologies renouvelables qu’elle est appelée à devenir. Pourtant, les experts russes espèrent qu’elle deviendra un maillon essentiel du développement de l’énergie durable.

« Nous n'étions qu'une boite postale », m’explique le guide du musée historique de Krasnoïarsk, une jeune femme sobrement vêtue mais étrangement charmante, en faisant allusion au nom soviétique de la ville, Krasnoïarsk-45. Pendant la Guerre froide, ce genre de villes, généralement construites autour d’une unique usine spécialisée dans l’armement, n’étaient indiquées sur aucune carte, bien qu’il en existât des dizaines sur tout le territoire de l’ex-URSS.

Notre visite est liée à un événement de portée internationale : Michael McMurphy, directeur de l'amont du géant d'Etat nucléaire français Areva, conduit une délégation pour l’inauguration du premier complexe commercial en Russie destiné à la reconversion et le stockage d’uranium appauvri. C’est aussi la première exportation de cette technologie française dans un autre pays.

A trois heures de bus de la capitale régionale de Krasnoïarsk, le visiteur n’est autorisé dans la périphérie de Zelenogorsk qu’après un sérieux contrôle au « check-point » du Service de sécurité de l’usine. Le feu vert obtenu, il parcourt alors des kilomètres parsemés de datchas. Nombreux sont les résidents de l’agglomération employés directement ou indirectement par l’usine électromécanique de Zelenogorsk (où fut dévoilé le nouveau complexe), entourée d’une barrière supplémentaire de sécurité. La ville de 70 000 habitants abrite également des garderies, des écoles, des banques et un sanatorium. La place centrale de Zelenogorsk, où se dresse une statue de Lénine, ressemble à toutes celles des villes de province russes, quoi qu'un peu mieux entretenue. Le visiteur est immédiatement frappé par une vision quasiment figée dans le temps : les allées spacieuses et l’absence d’étrangers dans les rues.

Au restaurant « Iolka » (sapin), on baigne dans une musique des années 1980. L'amabilité des serveurs sort tout droit des films soviétiques et complète avec perfection le mobilier désuet.

Enfermée dans le passé

Zelenogorsk fut fondée au milieu des années 1950 pour devenir centre d’enrichissement d’uranium, à l’aube de l’âge nucléaire. La situation géographique avait été choisie au hasard, avec pour seul impératif l’éloignement des frontières. Les ingénieurs qui l’ont conçue ont dû jurer d’ en garder le secret jusqu’à la fin de leur jours. Bien qu’isolés (ou plus exactement parce qu'isolés) du monde extérieur, les habitants des villes fermées, comme Zelenogorsk, bénéficiaient d’un niveau de vie et de consommation bien au-dessus de la moyenne soviétique.

C'est Daria Ozerova, l'attachée de presse d’Atomenergoprom, la holding fédérale regroupant toute l’industrie nucléaire civile de la Russie, qui est chargée de répondre précautionneusement à nos questions. Elle attribue la baisse de la demande d’uranium enrichi, survenue au moment de la chute de l’URSS, à la vague des privatisations qui priva l’industrie nucléaire russe d’investissements. A cette époque, le marché mondial d’uranium enrichi ne s’était pas encore développé et les résidents de Zelenogorsk durent chercher d’autres sources de revenus lorsque les commandes d’État cessèrent brutalement.

« Au milieu des années 1990, contrairement à la plupart des ville fermées, nous n’avons jamais connu les retards de paiement des salaires », raconte le guide du musée en s’arrêtant fièrement devant une télévision. Afin de survivre à la chute de la production, Zelenogorsk s’est reconverti en producteur de biens de consommation, développant sa propre marque d’appareils électroménagers. En 1992, le président Boris Eltsine signa un décret autorisant les villes fermées à utiliser les appellations historiques de leurs régions. Même si leur existence n’est plus niée officiellement, leur avenir demeure incertain. 42 villes fermées sont répertoriées en Russie aujourd’hui, la plupart sont administrées par le ministère de la Défense et les autres, comme Zelenogorsk, par l’Agence fédérale d’énergie atomique Rosatom.

« Les années 1990 furent difficiles », se souvient notre guide personnel, Serguei. « Différents hommes politiques venaient de Moscou, nous promettaient de l’aide. Mais seuls nos gouverneurs ici, sur place, ont tenu leurs promesses ». Les choses ont commencé à s’arranger après la signature du programme « Mégatonnes vers mégawatts » en 1993, dans le cadre des accords de non-prolifération entre les États-Unis et la Russie. Depuis 1995, 375 tonnes d’uranium enrichi ont été retraitées (soit l’équivalent de 15 000 ogives nucléaires).

© Artem Zagorodnov
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Des clients américains

C'est la conception et l’exploitation des centrifugeuses à enrichissement d'uranium qui maintient Zelenogorsk dans son statut de ville fermée. Les ingénieurs qui l’ont conçue (dans une usine de la région de Vladimir, à des milliers de kilomètres de là) sont à ce jour encore interdits de sortie du territoire russe. Alors que les réacteurs atomiques requièrent de l’uranium faiblement enrichi (contenant de l’oxyde d’uranium avec 3-5% d’U 235), pour l’armement nucléaire, on utilise de l’uranium hautement enrichi (à environ 90% d’U 235). Les centrifugeuses de Zelenogorsk ont été utilisées pour appauvrir l’uranium à destination de l’industrie nucléaire civile américaine. Depuis 1995, cet uranium a servi de combustible pour des centrales qui ont généré 10% de l’électricité des États-Unis.

Résoudre la crise énergétique

A l’issue de discussions au bureau central de l’usine, nous sommes montés dans un car LAZ, de fabrication ukrainienne, pour visiter les espaces en plein air du site, sous l’œil sévère d’un garde militaire. On pouvait apercevoir, par la fenêtre, l’étendue du délabrement résultant des catastrophiques années 1990. La plupart des immeubles et des routes semblaient ne pas avoir été entretenus depuis l’époque soviétique.

Areva développe à Zelenogorsk son propre complexe pour convertir et stocker l'uranium appauvri. Il s'agit plus précisément d'un isotope de l'uranium (l'U-238), un combustible particulièrement intéressant parce qu'il peut être utilisé dans un cycle complètement fermé. Une centrale nucléaire pourrait ainsi théoriquement fonctionner uniquement grâce aux résidus de l'enrichissement.

« C’est comme si nous avions une source d'énergie éternelle », n'hésite pas à affirmer Ozerova.

Selon Randy Beatty, chef de projet sur les nouveaux réacteurs et cycles du combustible nucléaires de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), « de telles technologies appartiennent à un futur éloigné. Au-delà des coûts astronomiques, des problèmes persistent, comme la nécessaire fabrication de métaux plus résistants à la corrosion. Qui plus est, un tel réacteur devrait être manœuvré à distance, à cause du niveau de radiation très élevé des produits de fission dans un réacteur rapide ».

Cela n’a pas empêché les spécialistes internationaux de s’y intéresser. « La Chine est le pays qui a manifesté le plus d'intérêt », explique Ozerova. « Un réacteur nucléaire supplémentaire est en construction en ce moment à Beloïarsk. Les Chinois veulent l’acheter. Outre nos instituts, ils sont parmi les principaux investisseurs dans la recherche et le développement dans ce domaine », ajoute-t-elle.

Un avenir « fermé »

Actuellement, le salaire moyen d’un ingénieur de Zelenogorsk s’élève à 790 euros par mois, en plus d’un vaste éventail d’avantages sociaux et médicaux. Pas si mal pour la province russe, mais misérable en comparaison des collègues occidentaux. Les annonces récentes faites par l’État russe sur des milliards de dollars d’investissements imminents dans l’énergie nucléaire suffisent à entretenir l’optimisme.

« On peut déjà obtenir des crédits à la consommation dans les banques ici, comme dans n’importe quelle ville », raconte Sergei, alors que nous passons devant un pâté de maisons fraîchement construites. Ces maisons, avec un jardin à l’arrière et des garages pour deux voitures, semblent transplantées d’une banlieue verte américaine.

On ne peut s’empêcher de se demander où vont cette ville et ses habitants, qui doivent concilier au quotidien des réalités en apparence incompatibles, comme le secret et l’ouverture, l’ancien et le neuf. De manière ironique, l’histoire ici a toujours été façonnée par les forces géopolitiques mondiales. En octobre 2009, la Russie et la France ont proposé de produire de l’uranium enrichi pour l’Iran, dans le cadre d’un accord préparé par l’Agence internationale pour l’énergie nucléaire, afin de convaincre Téhéran d’abandonner son propre programme d’enrichissement. A la question de savoir si Zelenogorsk pouvait servir à enrichir de l’uranium pour le très controversé réacteur iranien, Ozerova répond que toute information de ce type est hautement confidentielle. Toutefois, « en théorie, oui ». Officiellement, l’accord n’a pas été conclu, et l’Iran semble déterminé à poursuivre son programme avec des objectifs, on le craint, militaires. Mais peut-être y a-t-il encore de la place pour des discussions, et il est impossible de savoir ce qui se passe en coulisses, y compris derrières les portes fermées de Zelenogorsk. Comme les activités de la ville demeurent secrètes, il est vraisemblable que sa prospérité économique ne pourra être maintenue qu’au prix d’un isolement permanent.

La nuit, quand l’obscurité et le froid glacial sibérien s’installent, un calme mystérieux descend sur la ville. Bien souvent, le seul bruit est celui de la neige qui crisse sous les pas, ou le vent qui souffle dans les arbres. Debout au milieu de cet amalgame saugrenu - solitude et sérénité, uranium enrichi, un paysage saisissant, une surveillance constante, la chaleur humaine et la camaraderie -, on est absorbé par l’esprit tout aussi énigmatique de la Russie. -


4 Faits

sur les villes « fermées »



1. Les villes « fermées » sont apparues et se sont développées dans l'après-guerre, avec le début de la Guerre froide.

2. Les villes fermées n'avaient pas de nom et se cachaient derrière des codes comme Sverdlovsk-45, Tcheliabinsk-70, Krasnoïarsk-26...

3. Après l’officialisation des villes fermées en Russie, on a vu apparaître trois Jeleznogorsk, deux Zelenogorsk, Zaretchny, Krasnoznamensk, Mirny et Fokine.

4. A quelques kilomètres de la capitale russe se trouvait la ville de Moscou-2, qui était un centre secret de conception de l'arme nucléaire.


Ces villes fantômes

En 1994, un décret spécial du Conseil des ministres de la Fédération de Russie a établi les noms géographiques officiels des villes fermées. Officiellement, les habitants de ces villes n'existaient pas. Lors des recensements, ils étaient disséminés dans d'autres agglomérations ou rajoutés à la population des grandes villes. Ce n'est qu'en 1995 que fut obtenu pour la première fois la levée du secret-défense sur le nombre d'habitants des 19 villes et 18 communautés urbaines dites « fermées ».


La ville la plus secrète de Russie
C’est en 1949 à Sarov que furent créées la première bombe atomique russe puis, en 1953, la première bombe à hydrogène. En 1961, on testa, sur le terrain d'essais de la Nouvelle Terre, une bombe à hydrogène de 100 mégatonnes, la plus puissante au monde. Plus tard baptisée « Kuzkina mat »* par les journalistes, cette bombe a été larguée d'un avion et a explosé à la moitié de sa puissance, à une altitude de 4,5 km. L'onde de choc a fait plusieurs fois le tour de la terre.

* Littéralement, « la mère de Kuzma ». Cette expression idiomatique russe a fait sensation en 1960, après l’incident à la session de l'Assemblée générale de l’ONU, quand au cours de son intervention, Nikita Khruschev, alors président du Conseil des ministres de l'URSS, martela la tribune de sa chaussure tout en s'adressant vivement à la délégation américaine dans son langage fleuri : « Vous allez voir la mère de Kuzma », ce qui signifie en russe : « On va vous apprendre à vivre ».

Ces technologies qui incitent les autorités à fermer Zelenogorsk



La technologie d'enrichissement d'uranium opérationnelle à Zelenogorsk consiste en une cascade de centrifugeuses du dernier cri. Leur vitesse de rotation est de 1 500 tours par minute permettant de séparer les isotopes U-235 et U-238 sur la base de leur minuscule différence de masse. Au terme du processus de séparation, l'U-235 reste au centre de la centrifugeuse tandis que l'U-238 tapisse les parois externes de la machine. Le produit extrait du cœur de la centrifugeuse est ensuite stocké dans des cylindres gazeux et finalement transformé en une poudre oxydée.

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