Un livre censuré renaît de ses cendres

Parmi la cinquantaine de traductions d’œuvres littéraires russes ou écrites en russe et traduites en français en 2008-2009, une petite nouvelle historiquement importante de Boris Pilniak de 1926 a fait l’objet d’une nouvelle traduction de Sophie Benech après celle, introuvable, de Michel Petris en 1972.

Cette nouvelle est un témoignage mordant sur l’époque du stalinisme naissant. Trop brûlant à son époque, le livre fut victime de l’autodafé officiel. Aujourd’hui, l’oubli de l’Histoire aidant, il risque d’être jugé « vieilli ». Le titre de la nouvelle dissimule le récit de la mort suspecte, sur une table d’opération, de Mikhail Frounzé, un commissaire (avec rang de ministre à l’époque), chef de l’Armée rouge.

L’intrigue révèle un contenu littéraire plus accessible que d’autres œuvres de Pilniak, mais condensant plusieurs des thématiques qui font la richesse de cet écrivain méconnu.

L’auteur a été fasciné par la Révolution et l’accélération de l’Histoire qu’elle a pu représenter. Mais il est resté sensible au rapport de l’homme à la nature, malgré la marche du « progrès » incarnée par les machines, l’industrie, le développement des villes, les révolutions et, finalement la façon dont la machine s’emballe et broie celui qui s’est cru capable de renouveler Babel. Pilniak ne pouvait accepter l’étroitesse du « réalisme socialiste » stalinien en gestation. Encore moins renoncer à l’indépendance de l’écrivain au nom d’une conception mécaniste, et devenue prétexte, de la lutte des classes. Cela lui vaudra d’être assassiné par Staline en 1938, après plusieurs mois de disparition avec sa femme et son fils. La lune que personne n’a pu souffler dans le « conte » est témoin de tout cela.

La nouvelle avait fait scandale et failli déjà coûter la liberté et la vie à Pilniak dix ans plus tôt. Il avait été accusé de calomnier le Comité central et la Révolution. La revue Novy Mir, qui avait publié la nouvelle, avait été confisquée, récupérée même chez les abonnés et re-publiée sans le récit de « la lune non éteinte »… C’est une des raisons de l’oubli relatif de cette œuvre pendant des décennies.

C’est l’histoire du commissaire Gavrilov-Frounzé, opéré d’un ulcère à l’estomac sur ordre du Comité central du Parti et d’un « homme au dos raide ». Opéré inutilement, contre son gré et contre celui des médecins qui n’osent rien dire.

Mais Pilniak va au-delà d’une intrigue policière s’appuyant sur une intrigue de palais entre des rivaux qui s’éliminent les uns les autres. C’est plus que cela : c’est la machine infernale de la Révolution, « la meule à broyer de la Révolution », qui s’emballe comme s’emballe la vie urbaine : « cette machine compliquée de la ville qui envoyait des flots d’êtres humains devant des établis, devant des comptoirs, à des bureaux, dans des automobiles, dans les rues – une machine derrière laquelle on ne remarquait pas le ciel grisâtre, la bruine, la boue, le brouillard trouble et verdâtre du jour ».

Dans la nouvelle de la lune non éteinte, le Commissaire Gavrilov-Frounzé n’est pas décrit comme un héros épique, champion du prolétariat triomphateur de l’obscurantisme. Il est celui dont le nom « évoquait des centaines, des dizaines et des centaines de milliers de morts, de souffrances, de mutilations, le froid, la faim… C’était un homme qui avait le droit et le bon vouloir d’envoyer des êtres humains tuer leurs semblables – et mourir ».
Et c’est dans une vieille amitié, seule vraie valeur avérée, que le héros prolétarien trouve refuge et consolation. C’est aussi dans la fascination futuriste de la technique, du progrès et de sa vitesse, symbolisée dans le texte par la course folle et sans but d’un bolide de course.

Le tout sous une lune de plus en plus présente, en attendant que le soleil « panse ses plaies » et revienne, ainsi que le souhaite dans une note d’espoir la petite Natacha de deux ans, qui veut souffler cet astre réfléchissant les ombres d’un monde de boue, de flaques, de brume et de décomposition…


Prix pour les russophones

Le 4ème « Prix de la Russophonie », une distinction réservée aux meilleures traductions de textes russes en français, a récompensé le 30 janvier dernier deux lauréates d'un coup. Sophie Benes a été couronnée pour sa traduction du Conte de la Lune non éteinte de Boris Pilniak tandis que la poétesse, artiste et traductrice Christina Zeitounian-Belous a été honorée pour sa version française du poème Premier rendez-vous d’Andreï Bely. La remise du prix a eu lieu au Kremlin-Bicêtre (dans la banlieue de Paris), à l’occasion du Festival Russenko des cultures russophones au début de l'Année de la Russie.

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