Le tsar Ivan et le métropolite Philippe
1565. La Russie se bat sans succès contre la Pologne. La garde personnelle du tsar Ivan le Terrible, l’opritchnina, fait régner la terreur sur tout le pays. En proie à des crises de folie mystique, voyant approcher le Jugement Dernier, Ivan fait venir de sa réclusion monastique son ami d’enfance le moine Philippe et le nomme métropolite de l’Église russe…
De tous les tsars russes, c’est Ivan IV qui fascine le plus nos cinéastes, qui ne se lassent pas d’adapter cette figure aux mythologies contemporaines. En 1944, Sergei Eisenstein a réalisé, sur commande du Guide, le premier volet de son
Ivan le Terrible, appelé à célébrer le pouvoir stalinien. Mais dans le second volet, le réalisateur s’est écarté de la commande pour montrer avec génie la dégradation de la tyrannie. Le film fut rangé pendant longtemps au placard. En 1973, en pleine stagnation brejnévienne, Léonid Gaïdaï transforme le tsar féroce en héros comique de
Ivan Vassilievitch change de profession. Et en 1991, l’année de la chute de l’URSS, sortent deux films consacrés à Ivan le Terrible, dont l’un –
Les secrets du Kremlin du XVIe siècle – montre le monarque comme un pervers et un décadent. En 2009, c’est au tour de Pavel Lounguine de réaliser un long-métrage.
En mettant en scène le scénario d’Alexeï Ivanov, Lounguine réalisa un débat cinématographique sur la dualité du pouvoir et les relations entre l’État et l’Église. Cette nouvelle interprétation de la vie, de la personnalité et du rôle historique d’Ivan IV balance entre le péplum et le drame intime. Relevant du premier genre, des scènes costumées élaborées, bien que parfois un peu grossières, et les scènes de torture et d’exécution particulièrement ingénieuses et visuelles. L’effet de direction solide est renforcé par le travail à la fois raffiné et juteux du chef-opérateur Tom Stern, qui tourne les films de Clint Eastwood. La musique de Youri Krasavine finit par ennuyer et épuiser le spectateur.
Mais en fin de compte, l’épopée dépose les armes sous la pression du drame intime. Au centre du film, un duo-duel entre le tsar (Piotr Mamonov) et le métropolite (Oleg Yankovsky, dans son dernier rôle). Ce n’est pas seulement une performance d’acteurs, c’est aussi la quintessence du film : un homme spirituel contre l’absence de spiritualité et l’inhumanité du pouvoir. La question centrale étant : l’affaire du tsar est-elle de gracier et de pardonner, ou bien seulement de brûler toute vie au fer rouge au nom de la consolidation de l’État ? Surtout quand il n’y a que des ennemis autour et que le pays se relève difficilement.
Le fait que le dissident qui ait osé dire non au despote soit un représentant de l’église peut être perçu comme une idéalisation de l’orthodoxie tout à fait dans l’air du temps. Mais d’un autre coté, le malheureux tsar a effectivement tué de ses propres mains le père supérieur du monastère Pskovo-Petcherski. Et les historiens ont perdu le compte des ecclésiastiques « arrangés » (terme professionnel utilisé par
l’opritchnina [police du tsar], ancêtre des « nettoyages » actuels) parce que soupçonnés de trahison et autres péchés. Mais
Tsar n’est pas tant un film historique qu’un drame sur le péché et l’exploit spirituel. Dans
L’île, Lounguine les avait réunis dans un seul personnage, dans le
Tsar, il répartit les rôles.
Piotr Mamonov : il n’y a pas de tsar russe dans mon cœur
Propos recueillis par Anna Narinskaïa, Magazine « Weekend »
Je n’avais pas pour objectif, et le réalisateur ne me l’a pas imposé, de jouer un tsar russe. Parce que c’est une mission impossible pour moi, si insignifiant. Je ne joue que ce que je connais. Je ne suis pas un acteur professionnel. Je ne sais pas faire comme Oleg Yankovksy – hop ! tu es un saint. Je ne joue que ce que j’ai déjà au fond de l’âme. Comme a dit Alexandre Men [une figure importante de la spiritualité russe de la fin du XXe siècle] : « Artistes, n’ayez pas peur. Il n’y a aucun péché dans ce que vous faites. Ce qui est advenu dans votre œuvre a eu lieu dans votre cœur. » Il n’y a pas de tsar russe dans mon cœur. Je suis un agité. Et Ivan le Terrible était un agité aussi. Seulement, les proportions sont différentes. Il était extrêmement talentueux, incroyablement intelligent, mais il était secoué et tourmenté dans tous les sens. Il voulait être supérieur partout. Dans la prière par exemple. Par-dessus tout il voulait être le plus aimé des hommes. C’est pour être aimé qu’il s’est créé toute une armée. Il voulait tellement être aimé qu’il en oubliait d’aimer Dieu. Mais que nous dit Saint-Augustin ? « Aime Dieu et fais ce que tu veux. » Voila la situation. Ma vie à moi par exemple, pourquoi est ce que j’arrive désormais à m’arracher à la défonce ? Parce que je m’y ennuie. Je suis vautré, défoncé ou bourré, et je m’ennuie. La même zik, les mêmes potes, les mêmes conneries qu’on se raconte… Je m’ennuie. Et je veux être là, où c’est puissant. Je veux être le meilleur. Et pour être le meilleur, il faut être avec Dieu.
Le film ne parle pas d’Ivan le Terrible en fait. J’interprète « tsar » comme le Christ, le roi du monde. Le héros, ce n’est pas Ivan, c’est Philippe.
Notre nation, notre pays est en rechercher d’une idée nationale russe, n’est-ce pas Mais quelle est cette idée nationale russe ? La sainteté, voila notre idée nationale. Il ne faut pas avoir peur de ce mot. La sainteté, c’est la normalité, c’est la norme de la vie. Alors que le péché, c’est une anomalie. Le film Tsar, c’est un film sur la sainteté russe, pas sur Ivan le Terrible.
Le métropolite est un saint, il ne voit de mal en personne. Comme Séraphin de Sarov, qui accueillait tout le monde d’un « Bonjour, ma joie ! » Il ne mentait pas et n’abusait pas des mots. Non, l’homme est à l’image de Dieu. C’est comme ça. Et c’est de ça que parle le film. Y sommes-nous parvenus ? Sinon, nous avons manqué la cible.
Après le premier visionnage j’ai quitté la salle affligé. J’étais déçu par mon rôle. Je n’ai pas vu à l’écran la figure du tsar russe. Et puis je me suis dit, tant mieux. Sinon on aurait eu une deuxième Île. Et j’aurais fait de l’ombre au métropolite et aux jeunes gens qui ont brûlé dans l’église. Et qu’est-ce qu’on aurait eu ? Encore du Petia Mamonov.
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