Crédit photo : Max Avdeev
La terre de Kaliningrad abonde de monnaies antiques, de poignards, de fusils provenant de la Seconde Guerre mondiale, de décorations, de casques, de coffres enfouis plusieurs mètres sous terre à attendre leur heure. Chaque habitant est un archéologue ou un chercheur de trésor que ce soit par profession ou par vocation.
Les habitants locaux appellent souvent la région de Kaliningrad la « terre des passionarias ». Selon la théorie de l’historien soviétique Lev Goumilev, à certains moments de l’histoire et à certains endroits du globe naît un nombre important de personnes dotées d’une propension irrésistible pour l’action.
C’est justement le « caractère passionaria » qui incite ces personnes à tenter des entreprises militaires dans de lointaines contrées, à découvrir de nouvelles terres, à créer des œuvres d’art et à faire des découvertes scientifiques impliquant souvent le sacrifice de leur propre temps, de leur santé si ce n’est de leur vie.
Le vent de la Baltique souffle fort, et à Kaliningrad, il n’y a aucune protection : il est tellement fort qu’il vous creuse des rides sur le visage. Le vent effleure les bords du fleuve, prend de la vitesse sur les eaux du Pregel et va fouetter les bâtiments sur les berges du port.
Quinze ponts traversent le cours d’eau. Les ponts qui se trouvent dans l’enceinte de la ville sont à l’origine d’un ancien problème mathématique : est-il possible de traverser sept ponts de Königsberg sans jamais passer deux fois au dessus d’un même pont ? Partant de ce problème mathématique, le mathématicien Euler a formulé la théorie « des graphes » qui utilise la logique, la chimie et l’informatique.
Il y a presque 300 ans, le philosophe Emmanuel Kant, « le grand chinois de Königsberg » comme l’avait baptisé Nietzsche, aimait se promener sur les bords du fleuve Pregel. Le philosophe observait l’arsenal en chemin pour Höllander Baum, le lieu de ses promenades quotidiennes.
Kant ne prenait qu’un repas par jour selon son régime personnel. Il vécut à Königsberg toute sa vie (80 ans). Sa tombe se trouve dans la cathédrale Königsberg sur l’île de Kant. Il devint le dernier homme à être enterré dans le « tombeau des professeurs ».
Ce fut justement là que « l’ermite prussien » écrivit la Critique de la raison pure et démontra également l’inconsistance des trois preuves philosophiques de l’existence de Dieu : l’ontologie, la cosmologie et la téléologie.
Après la mort de Kant, les théologiens se vengèrent du philosophe en lui attribuant la création de la preuve morale de l’existence de Dieu. Kant soutenait que « sous l’aspect moral, il convient de reconnaître l’existence de Dieu ».
Pour le philosophe, l’essence de la religion consistait « à prendre conscience de nos devoirs comme des commandements divins ». Encore aujourd’hui, dans les manuels utilisés pour les séminaires, les quatre preuves de l’existence de Dieu sont ainsi exposées, et Kant est justement mentionné comme auteur de la preuve morale.
Crédit photo : Max Avdeev
Mikhaïl Boulgakov, dans son roman Le Maître et Marguerite, rappelle cela de manière humoristique à travers les mots du personnage de Voland : « Le vieux Kant démolit définitivement toutes les preuves de l’existence de Dieu, mais ensuite, comme pour se moquer de lui-même, il construisit sa propre sixième preuve ».
A Königsberg, Kant fut le doyen et le recteur de l’Albertine (qui s’appelle aujourd’hui l’Université fédérale de la Baltique Emmanuel Kant), la plus ancienne université de Prusse. Le philosophe enseignait à ses étudiants la logique, la mécanique, la physique théorique, la métaphysique, la géographie physique et les mathématiques.
« Deux choses au monde remplissent mon âme d’un tremblement sacré : le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale qui est en nous ». On peut trouver dans toute la ville des plaques comme celle-ci avec des citations de Kant.
L’Albertine conquit le ciel étoilé peu après la mort du philosophe : au début du XIXe siècle, l’observatoire de l’Université de Königsberg devint un des principaux centres dans le domaine de l’astronomie.
Kaliningrad, anciennement appelée Königsberg (de l’allemand « la montagne royale ») a été fondée en 1255 par les chevaliers de l’ordre teutonique. Pendant 738 ans, Königsberg a accueilli des colons allemands et de chevaliers Teutons, et elle a reçu le statut de capitale de Duché prussien.
La ville a participé aux « pogroms » contre les juifs sous la période de l’Allemagne nazie ; elle a subi les bombardements de l’opération « punition », elle a lutté pour ses forts devant l’avancée des forces soviétiques, a pleuré pour la chute du château royal dans les caves duquel, selon la légende, est cachée la célèbre chambre ambrée des empereurs russes.
Crédit photo : Max Avdeev
À Kaliningrad cohabitent des Allemands, des Grecs, des Arméniens, des Polonais, des Russes et des Lituaniens. Les étrangers qui ont été expulsés de la région après qu’elle est passée sous contrôle de l’Union Soviétique visitent souvent Kaliningrad – Königsberg et leurs villes natales, ils déambulent parmi les vieilles maisons, les cimetières et les châteaux allemands en se souvenant des anciens noms de ces lieux familiers.
Les habitants locaux soutiennent le programme d’état de réhabilitation des monuments historiques et culturels : ils rachètent les châteaux et les églises auprès desquels ils ont passé leur enfance, ils les restaurent et les ouvrent aux visiteurs en tant que musées et centres culturels.
Quand la météo le permet, les clubs historiques locaux organisent des reconstitutions de batailles des Teutons.
Lev Goumilev était convaincu que l’esprit « passionaria » se transmettait par héritage : c’est la terre elle-même qui s’en imprègne en gardant les tombes des grands hommes. « La passionaria a une autre qualité, elle est contagieuse », écrivit Goumilev, ministre du Tourisme.
La lagune de Courlande, séparée de la mer Baltique par l’étroit isthme sableux de Courlande, ressemble au Nil : mêmes ses vagues obscures propagent un sentiment d’antiquité. Elles sont remplies de débris d’une histoire vieille de mille ans, de bateaux qui ont coulé à pique et qui sont maintenant recouverts de sédiments et d’algues.
À ces profondeurs pulse une énergie infiniment puissante et immensément claire, comme les rayons du soleil levant dont profitait de bon matin Kant, le philosophe qui a détruit les preuves de l’existence de Dieu.
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De l'Arménie à Kaliningrad
Un grand homme brun dans une blouse blanche arpente les couloirs stérilisés du centre prénatal dans lequel, dans la nuit du 31 octobre 2012, est né l'enfant déclaré le sept milliardième habitant de la planète. Derrière les portes closes se trouvent les incubateurs pour les enfants prématurés, sur les murs des photos de nouveaux nés.
L'adjoint du médecin hygiéniste en chef du centre prénatal, Samson Asatryan, est arrivé à Kaliningrad avec sa femme et ses deux enfants d'Arménie il y a trois ans via le programme de réinstallation de ses compatriotes de 2007 à 2012.
« La Russie est notre maison, nous venons tous de l'Union Soviétique. Ici, il y a un avenir pour mes enfants, dit Samson. Je ne voulais pas avoir un statut d'intérimaire, et au départ nous sommes venus ici avec notre fils, nous avons choisi parmi 38 régions qui avaient aussi un programme. Le déménagement n'a pas été facile, mais nous sommes tout de même partis de notre patrie historique, l'Arménie..."
Pendant les cinq années du programme en 2007-2012, dans l'oblast de Kaliningrad sont arrivés 18 mille compatriotes sur les 300 annoncés.
« Ca ne fonctionne pas toujours comme on le souhaiterait. La vie dicte ses conditions, commente le ministre par intérim du Développement municipal, Sergueï Boulitchev. Toutefois, l'oblast de Kaliningrad est en première position en Russie pour l'accueil de migrants. Lors de la préparation de la deuxième vague du programme, nous avons fait des prévisions plus réalistes, 5000 personnes par an..."
Les migrants ont tout d'abord été installés pour une première arrivée dans le village de Severny près de Kaliningrad, ils ont ensuite eux-mêmes cherché un appartement libre dans le parc de logements. Ils sont venus principalement d'Ukraine, d'Arménie, du Kazakhstan et du Tadjikistan.
« Nous reconnaissons aujourd'hui que les immigrants ont souvent besoin non seulement d'une aide financière (élevée dans la région de Kaliningrad à près de 1400 euros), mais également psychologique et une formation linguistique, indique Sergueï Boulitchev.
« Ce fut la première expérience d'un tel programme dans le pays, nous avons appris de nos erreurs. Maintenant, nous offrons une sélection sérieuse d'experts, pour que les nouveaux se trouvent un emploi simplement, via le programme. Nous avons besoin de médecins, de constructeurs de bateaux, de travailleurs de la construction près de la ville de Neman pour la centrale nucléaire de la Baltique..."
« Je pense que celui qui veut trouver un emploi en trouvera toujours un ». Samson s'assied derrière un grand bureau. Son fils Gor et sa fille Catherine boivent du thé.
« Nous n'avons été appelés ici par personne, il a fallu tout faire soi-même, se préparer. Nous aimons l'Arménie, nous y allons parfois, mais plutôt rarement, avec les enfants c'est difficile. Ils étudient ici à l'école orthodoxe. Les Eglises arménienne et russe sont sœurs, à toutes les fêtes arméniennes nous allons à l'église avec les enfants, pour qu'ils n'oublient pas..."
La deuxième vague du programme devait augmenter le nombre de résidents dans les régions « déprimées » du pays. L'oblast de Kaliningrad a toujours été célèbre pour sa tolérance : c'était un refuge des représentants de différentes religions et nationalités. Maintenant, la population est composée de plus de 150 nationalités.
« J'ai longtemps vécu en Russie, soupir Samson. Comme à Kaliningrad, les gens ne se sentent pas appartenir à un ailleurs. C'est vrai. Les relations se construisent avec l'homme, pas avec sa nationalité, ou sa religion..."
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