Natacha Nikouline, l'artiste qui rêvait de figer le temps

Le 24 mai, la photographe française Natacha Nikouline s'est rendue à la Francothèque de Moscou pour y présenter sa nouvelle série Memento Mori, exposée jusqu'au 18 juin au Musée Ostrovsky. Qu'ils soient enfermés dans des flacons, recouverts de draps ou sous forme de natures mortes, les souvenirs de la jeune femme sont la colonne vertébrale de son œuvre.

Un héritage foisonnant

Descendante de deux illustres lignées marchandes de Moscou, les Bakhrouchines et les Tchelnokov, qui comptaient d'ailleurs plusieurs artistes et collectionneurs, notamment le photographe Sergueï Tchelnokov (1861–1924), c'est à Paris que Natacha vit le jour en 1980. Forcée de fuir la Russie lors de la révolution de 1917, sa famille trouva refuge dans la capitale française et s'y établit. Sortie major de l'École des Gobelins, Natacha a dès sa plus tendre enfance baigné dans un riche univers artistique, source prolifique d'inspiration.

Crédit : Natacha NikoulineCrédit : Natacha Nikouline
 
Sa grand-mère, Lydia Bakhrouchina (1897 – 1978), y noua une grande amitié avec un couple de peintres également issus de l'immigration russe, Lev Tchistovsky (1902–1969) et Irene Klestova (1908–1989). Après le décès de Lydia, le père de la future photographe continua d'entretenir des liens très étroits avec Klestova, qui considérait alors Natacha et son frère, Alexis, comme ses propres petits-enfants. La fillette visitait ainsi régulièrement son atelier orné d'une multitude de peintures et de photographies représentant des fleurs aux couleurs vives et le passé festif des deux artistes.

« Je n’oublierai jamais ma visite dans cet atelier sombre et poussiéreux. Irène voûtée, fumant des cigarettes qu’elle se roulait elle-même. Ses pinceaux avec pas plus de trois poils dessus dont elle se servait pour parachever les détails de ses tableaux en regardant à travers une grosse loupe », peut-on lire dans l'un de ses témoignages.

La disparition d'Irene, en 1989, sera l'un des événements marquants de la vie de Natacha. Son père, seul héritier du couple, fit le choix de mettre en vente cet exceptionnel patrimoine, ne lui trouvant pas de réelle utilité. Voir toutes ces œuvres disparaître sous ses yeux fut un cruel déchirement pour la jeune fille et certainement l'une des origines de son désir de figer le temps et les choses.

« C'était un couple qui n'avait pas d'enfant et donc peut-être me sentais-je investie de la transmission de leur histoire, tandis que mon père n'avait pas du tout cet esprit de conservation, pour lui les choses n'avaient pas cette importance », confie-t-elle.

Ce vase est l'un des rares objets ayant appartenu à Lev Tchistovsky et Irene Klestova que Natacha Nikouline ait pu conserver. Par le biais de sa série After Tchistovsky, elle souhaite rendre hommage à ces deux artistes en photographiant des fleurs aux couleurs vives, motif récurrent dans les œuvres du couple. Crédit : Natacha NikoulineCe vase est l'un des rares objets ayant appartenu à Lev Tchistovsky et Irene Klestova que Natacha Nikouline ait pu conserver. Par le biais de sa série After Tchistovsky, elle souhaite rendre hommage à ces deux artistes en photographiant des fleurs aux couleurs vives, motif récurrent dans les œuvres du couple. Crédit : Natacha Nikouline

Très tôt, elle commença à enfermer des pétales de fleurs, des larmes, ou encore du sang dans de petits flacons stériles. Avec le temps, ces éléments capturés finissaient par se putréfier, ce qui la sensibilisa un peu plus à la notion de mort, qui se reflète aujourd'hui considérablement dans son art.
 
À ses 14 ans, Natacha se passionna pour la photographie et l'année suivante reçut un Hasselblad 500CM des mains de son père. Celui-ci s'adonnait d'ailleurs lui aussi à cette activité, effectuant de nombreux reportages et travaux de documentation, tout comme le faisait autrefois Sergueï Tchelnokov. À ce propos, Natacha affirme que « contrairement à mon père et à Sergueï Tchelnokov, je fais de la photographie d'enfermement, et non pas en extérieur, je reste dans une pièce ».

Draps, masques mortuaires et fleurs fanées

Bien que son œuvre soit en partie inspirée de rêves ou de lectures, telles que la Messe des morts de Stanislas Przybyszewski, Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet ou Histoires de masques de Jean Lorrain, la mort et la disparition de proches imprègne ses créations.

Natacha articule ainsi son travail autour de son désir de représenter le passage du temps, auquel rien ne résiste. Dans sa série Memento Mori, pour laquelle le terme de « nature morte » prend tout son sens, l'artiste met en scène des fruits desséchés, des masques mortuaires, des crânes et autres fleurs fanées.

Cette photo fait partie de Memento Mori, série que Natacha Nikouline débuta en 2012, suite à la mort d'une femme qu'elle aimait profondément. C'est dans une brocante qu'elle avait, accompagnée justement de cette amie, fait l'acquisition de ce masque mortuaire. Le contraste entre l'expression paisible, presque joyeuse de ce visage et la fixité, la froideur de ce masque de pierre l'avait interpellée, d'autant plus que sur le haut du crâne peuvent être aperçues des bandes semblables à celles que l'on utilise pour panser une plaie. Son amie décédée se passionnait pour le jardinage et les fleurs et le jour où Natacha se rendit sur la tombe de sa proche disparue, elle ressentit ce sentiment ambigu de froideur et de mort, ensevelies sous les fleurs. C'est ce qu'elle a voulu retranscrire à travers cette photographie, les fleurs fanées étant également ici pour accentuer cette idée de fixité. Crédit : Natacha NikoulineCette photo fait partie de Memento Mori, série que Natacha Nikouline débuta en 2012, suite à la mort d'une femme qu'elle aimait profondément. C'est dans une brocante qu'elle avait, accompagnée justement de cette amie, fait l'acquisition de ce masque mortuaire. Le contraste entre l'expression paisible, presque joyeuse de ce visage et la fixité, la froideur de ce masque de pierre l'avait interpellée, d'autant plus que sur le haut du crâne peuvent être aperçues des bandes semblables à celles que l'on utilise pour panser une plaie. Son amie décédée se passionnait pour le jardinage et les fleurs et le jour où Natacha se rendit sur la tombe de sa proche disparue, elle ressentit ce sentiment ambigu de froideur et de mort, ensevelies sous les fleurs. C'est ce qu'elle a voulu retranscrire à travers cette photographie, les fleurs fanées étant également ici pour accentuer cette idée de fixité. Crédit : Natacha Nikouline

À travers ces deux clichés, la photographe a souhaité représenter les derniers jours de son père, décédé à l'hôpital en 2014.

Crédit : Natacha NikoulineSur la première photographie, les draps recouvrent en partie les divers objets présents sur la table, cela reflète la vision qu'elle avait de son père dans son lit d'hôpital. Les flacons évoquent ceux qu'elle avait, sur ses conseils, autrefois utilisé pour conserver divers éléments. Certains sont droits, d'autres s'effondrent et se brisent, symbolisant le fait que, dans ses derniers jours, bien que son esprit chancelât parfois, son père avait encore les idées très claires, incarnées ici par ces fleurs aux couleurs vives. L'eau dans les flacons représente quant à elle l'espoir et l'optimisme dont il faisait preuve, demandant par exemple à ses enfants s'ils avaient réservé une place en maison de retraite pour sa sortie de l'hôpital. Crédit : Natacha Nikouline.

Crédit : Natacha NikoulineLa deuxième symbolise le sentiment qui l'avait emplie à la mort de son père. Le champ de vision ayant changé, le noir occupe une place plus importante. Il ne reste plus rien, les fleurs ont fané, les flacons sont brisés, ne subsiste qu'un tas de cendres, surmonté d'une plume, clin d’œil au fait que, lorsqu'elle était petite, elle et son père sauvaient fréquemment des oiseaux tombés du nid. Crédit : Natacha Nikouline.

Retour aux racines

Par un joyeux hasard, il s'avéra que l'homme s'occupant de l'encadrement des photographies de Natacha à Paris travaillait également pour Alexandre Orlov, l'ambassadeur de Russie. De fil en aiguille, la jeune femme fut notamment invitée en mai 2016 à exposer son œuvre à la résidence du diplomate, l'Hôtel d'Estrées.

De par l'histoire de sa famille, l'artiste photographe a depuis longtemps été sensibilisée à la culture russe, mais ce n'est qu'en 2010 qu'elle s'y rendit pour la première fois. Natacha compte néanmoins bien rattraper son retard, l'apprentissage de la langue de Tolstoï étant d'ailleurs l'un de ses objectifs. Elle n'exclut d'ailleurs pas une éventuelle installation sur la terre de ses ancêtres, le public y étant plus sensible à son histoire familiale et donc plus à même de comprendre son art.

Il y a quelques jours, elle a ainsi inauguré l'exposition de sa série Memento Mori au Musée Ostrovsky de Moscou, filiale du Musée Bakhrouchine, fondé par l'un de ses aïeux.

Dans sa nouvelle série, intitulée In Situ, Natacha Nikouline semble vouloir sortir du cadre de cette « photographie d'enfermement ». « On a tous des lieux qui nous marquent et qui, quand on ferme les yeux, créent une cartographie bien précise », affirme-t-elle. Aussi a-t-elle pour objectif de se rendre dans divers endroits revêtant un caractère symbolique particulier pour elle, et de recouvrir ces objets de mémoire d'un drap blanc. Une façon pour elle de mettre en avant cette idée de préservation, comme un secret que le spectateur ne peut découvrir et qu'il interprétera peut-être différemment, s'imaginant une toute autre réalité, peut-être rattachée à ses propres souvenirs. Crédit : Natacha NikoulineDans sa nouvelle série, intitulée In Situ, Natacha Nikouline semble vouloir sortir du cadre de cette « photographie d'enfermement ». « On a tous des lieux qui nous marquent et qui, quand on ferme les yeux, créent une cartographie bien précise », affirme-t-elle. Aussi a-t-elle pour objectif de se rendre dans divers endroits revêtant un caractère symbolique particulier pour elle, et de recouvrir ces objets de mémoire d'un drap blanc. Une façon pour elle de mettre en avant cette idée de préservation, comme un secret que le spectateur ne peut découvrir et qu'il interprétera peut-être différemment, s'imaginant une toute autre réalité, peut-être rattachée à ses propres souvenirs. Crédit : Natacha Nikouline

Sur ces deux photos, le drap recouvre la tombe d'Irene Klestova ainsi que le portail de la maison que possédait la peintre dans le Lot. À Moscou et Zaraïsk (136 kilomètres au sud-est de Moscou), la photographe immortalise ainsi les lieux liés à l'histoire des Bakhrouchine. Crédit : Natacha NikoulineSur ces deux photos, le drap recouvre la tombe d'Irene Klestova ainsi que le portail de la maison que possédait la peintre dans le Lot. À Moscou et Zaraïsk (136 kilomètres au sud-est de Moscou), la photographe immortalise ainsi les lieux liés à l'histoire des Bakhrouchine. Crédit : Natacha Nikouline

Pour ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir s'y rendre, il est à noter que du 1er juillet au 1er octobre, Natacha Nikouline exposera également son œuvre au Château de la Napoule, dans les Alpes-Maritimes, l'occasion de découvrir cet univers poétique qui, bien que chargé de mélancolie et de lourds souvenirs, nous rappelle aussi « qu'il faut jouir de l'existence et se hâter de vivre ».

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