Je suis né à Odessa. À 21 ans, je suis parti à la guerre. J'ai enduré les 900 jours du siège de Leningrad (aujourd'hui
Saint-Pétersbourg) par les troupes nazies. Deux mois et demi après le début de la guerre, les Allemands étaient déjà dans la région de Leningrad. Ils n'avançaient plus, ils avaient pris la ville dans un étau en misant sur l'épuisement de la population et des troupes. Les chefs nazis estimaient que la ville tomberait comme un fruit gâté à leurs pieds : Leningrad ne disposait pas de réserves pour trois ans et les ressources ont commencé à manquer très vite. La ville comptait à la veille de la guerre 4 millions d'habitants. Nombreux ont été évacués, d'autres n'ont pas eu le temps.
Notre devoir était de percer l'encerclement. Le lieu le plus vulnérable était l'endroit dit Nevski Piatatchok (tête de pont sur la Neva pendant le siège de Leningrad) : un petit terrain du côté ennemi, sur la rive gauche de la Neva. On devait traverser. Mais comment approcher du bord de l'eau ? On n'avait que 17 kilomètres à faire, mais il fallait marcher dans une tourbière. Un vrai marécage. Il suffisait de planter sa pelle pour creuser une tranchée et l'eau remontait inévitablement. Les matériels lourds ne pouvaient pas y passer. Or, il fallait les faire passer à bord de barques de fer, des pontons, qui pèsent environ une tonne et demie chacune. Elles étaient chargées à bord de véhicules qui, cahin-caha, arrivaient au bord en tentant de faire le moins de bruit possible, mais en réalité, les camions émettaient un vrombissement terrible.
Il n'était possible de le faire que la nuit, car de jour, les pontons devenaient la cible de tirs ennemis. Toutefois, ce n'était pas mieux la nuit. Sur l'autre rive, les nazis lançaient des fusées éclairantes qui retombaient très lentement en donnant une lumière blafarde. L'eau semblait bouillir sous les éclats d'obus. Les hommes étaient emmenés de l'autre côté, mais on ne ramenait ni tués, ni blessés. C'est ça, la traversée.