Boris Eifman : « J’ai une soif folle de composer »

Le chorégraphe Boris Eifman, directeur artistique du Théâtre académique de ballet de Saint-Pétersbourg.

Le chorégraphe Boris Eifman, directeur artistique du Théâtre académique de ballet de Saint-Pétersbourg.

Sergei Konkov/TASS
En ce 22 juillet, Boris Eifman fête son 70e anniversaire, mais son âge ne le rend pas moins actif: à la veille de son jubilé, il a présenté la première du ballet Tchaïkovski : Pro et Contra, a reçu le prix national Masque d’or pour sa contribution au développement de l’art théâtral et s’est lancé dans une grande tournée européenne avec son théâtre.

RBTH: Depuis de longues années, vous êtes connu en tant que chorégraphe qui produit de nouveaux ballets originaux presque tous les ans. Quand et comment l’art est-il entré dans votre vie ?

Boris Eifman: Je suis né dans une famille éduquée ordinaire dans une minuscule ville de Sibérie et chez nous, on n’avait pas l’habitude d’amener les enfants au théâtre dès leur plus jeune âge. J’étais un enfant très actif : je chantais, je dansais et je participais à des spectacles. Le club de danse de notre école était dirigé par le meilleur soliste du théâtre local. Il a peut-être remarqué ma créativité et m’a distingué parmi nous. Grâce à lui, j’ai pu assister au Lac des cygnes où il dansait Rotbart. J’avais à peu près 8 ans.

Et à 8 ans, vous avez été impressionné ?

B.E.: Je m’en souviens comme si c’était hier : je suis debout au dernier étage, c’est la fin du troisième acte, le tutti musical de Tchaïkovski – énorme, dramatique, quand la parjure de Siegfried est dévoilée. Tout cela m’a tant secoué émotionnellement que j’ai éclaté en sanglots. Le stress que j’ai vécu m’a sans doute rendu dépendant du théâtre pour le reste de ma vie.

Quand avez-vous décidé de vous consacrer au ballet ?

B.E.: Après cela, j’ai suivi la voie classique : club de danse pour enfants, école de ballet. Mais les danseurs sont nombreux – en URSS, fréquenter les clubs était une tradition, c’était difficile d’y échapper. Ce qui est étonnant, c’est que lorsque j’étais élève de l’école de ballet, j’ai commencé à faire des improvisations et des compositions. A 13 ans, j’ai commencé à tenir un journal où je décrivais mes premières productions et idées artistiques. J’ai gardé un cahier qui porte, sur la couverture, le titre « Mes premières productions ». Il date également de ma 13e année de vie.

Et puis vous avez rencontré Jacobson…

B.E.: Oui, à 15 ans, j’ai rencontré Leonid Jacobson, un chorégraphe au destin tragique. Il était alors interdit, on ne le laissait rien produire ni à Moscou ni à Leningrad et il est parti pour essayer de gagner un peu d’argent avec ses productions. J’ai commencé à l’interroger pour savoir comment on devient chorégraphe. Il était très étonné que ces questions puissent intéresser un garçon de 15 ans. Et il m’a dit : « On ne devient pas chorégraphe, on est né chorégraphe ». Après cela, comme je suis quelqu’un qui doute beaucoup, je me testais en permanence en me demandant si j’étais né chorégraphe ou pas. Toute mon enfance et toute ma jeunesse, j’ai travaillé pour le devenir.

Votre premier collectif est-il né à cette époque?

B.E.: Oui. Il comprenait également des danseurs adultes pour qui j’ai commencé à produire. Quand j’ai terminé l’école, j’ai décidé de partir à Leningrad pour me présenter à la faculté de chorégraphie du conservatoire.

Vous avez commencé à travailler intensivement dès vos années d’études : d’abord, vous avez été invité à produire un ballet entier, Variations sur le thème du Rococo, à la télévision, puis à Leningrad par l’école Vaganova et le théâtre Maly. Comment cela est-il arrivé ?

B.E.: Comme vous pouvez l’imaginer, je n’avais aucun piston, aucune relation. En fait, j’avais du mal à Leningrad, car cette ville accepte difficilement les étrangers. Il m’a fallu de longues années, plus de 10 ans, pour être accepté. Je pense que j’ai reçu ces propositions parce que je travaillais énormément. Je composais partout où je pouvais : à la télévision, sur l’estrade… Au final, sans être mon professeur, Igor Belski, chef chorégraphe du théâtre d’opéra et du ballet Maly, m’a invité à produire Gayaneh. C’était un cas insolite, car nous nous connaissions à peine. Il enseignait à Henri Maïorov, Valentin Elizarov, mais c’est moi qu’il a choisi.

Dans votre jeunesse, les chorégraphes débutants jouissaient-ils davantage d’attention et de confiance qu’aujourd’hui ?

B.E.: Je pense que les discussions sur les difficultés que les jeunes chorégraphes ont à se faire leur place aujourd’hui sont fausses. J’estime que nous avions bien plus de mal : personne ne s’occupait de nous spécialement. Quand j’étais étudiant, je me levais à 8 heures et j’allais dans la salle de ballet composer ma chorégraphie, parce qu’à 10 heures, les cours commençaient dans la salle et elle était occupée jusqu’au soir. J’avais très envie de regarder les répétitions de Jacobson. Il m’invitait souvent dîner ou boire de la vodka chez lui, mais ne me laissait pas entrer à ses répétitions. Et je le comprends – la présence d’étrangers le bloquait. Mais je venais quand même et le regardais composer par la fenêtre ou par la fente de la porte.

Vous avez, sans doute, votre propre lot de curieux.

B.E.: En 40 ans de travail au théâtre, aucun jeune chorégraphe ne m’a demandé d’assister à nos répétitions. Je n’arrive pas à comprendre ce qui motive les jeunes d’aujourd’hui, ce qui les pousse à choisir cette profession. Elle demande un investissement total, une immersion dans ce monde, des sacrifices, de l’apprentissage constant et du perfectionnement de soi. Il faut être toujours prêt à relever le défi du destin et à saisir la chance qui se présente devant toi. Et les chances sont nombreuses.

Pourquoi je prends cela tant à cœur ? Je veux que mon Palais de la danse, dont le projet commence à se mettre en route, permette aux jeunes chorégraphes d’évoluer. Deuxièmement, je veux que de jeunes chorégraphes travaillent dans mon théâtre également. Pour le moment, je ne vois qu’un prétendant – Oleg Gabychev, mais il est très occupé chez moi comme soliste principal et je n’ai personne pour le remplacer.

Plusieurs chorégraphes de votre génération – Jiri Kylian, Mats Ek, William Forsythe – ont quitté le ballet. Avez-vous ressenti la même envie ?

B.E.: Tous les jours, je travaille 7 heures dans la salle de ballet. Pis, je prends un nouveau chemin, probablement, complètement fou : je re-produis mes vieux ballets. Récemment, nous avons présenté la première de Tchaïkovski. C’était naguère un de mes ballets à succès, qui a été très apprécié à Paris et à New York. Il n’a pas été présenté pendant plusieurs années et j’ai décidé de le restaurer.

Mais, en réalité, vous avez fait un tout nouveau spectacle.

B.E.: En étudiant l’ancien, j’ai compris que c’était un spectacle du 20e siècle. Mais je ne m’intéresse pas aux reliques muséales, je veux un spectacle qui réponde au niveau actuel de mon théâtre, à mon propre niveau actuel… J’ai compris que je devais composer à nouveau Tchaïkovski. Et j’ai imaginé un spectacle composé à 95% de chorégraphie nouvelle aux accents, scénographie et lumières dramatiques. En fait, dans son esprit, c’est un nouveau spectacle au nom ancien. Oui, Kylian et Forsythe tirent un trait. Mais moi, au contraire, j’ai une soif folle de composer. De plus, je me découvre de nouvelles capacités.

Le ballet Rodin est l’une de vos dernières premières. Pourquoi avez-vous choisi un sculpteur français plutôt que Vera Moukhina, par exemple, ou Michel-Ange ?

B.E.: Je peux vous montrer des tas de cahiers remplis de ma main. Dans ces cahiers, il y a tout ce que je sais sur Rodin, tout ce qui a été écrit sur lui dans différentes langues et ce que je pense de lui. Tout cela, pour composer les mouvements. Mais pour composer les mouvements, je dois être plein d’information et d’idées. J’en sais probablement plus sur la vie intime de Camille Claudel, également protagoniste de ce ballet, que sa propre famille. La création d’un ballet est une immersion. Et ce travail s’appuie tant sur le conscient que sur l’inconscient. J’ai besoin de toute cette information pour que ma conscience et surtout mon inconscient de chorégraphe, sans doute plus important, se mette en branle. Les intuitions sont, à mon avis, très importantes pour la création d’un ballet. C’est pourquoi avant la production de Rodin, j’ai passé six mois à accumuler les informations, à préparer ce travail, à écouter toute la musique française du 19e et du début du 20e siècles – un océan de musique : Ravel, Debussy, Massenet, Saint-Saëns, Satie. Je sais que les chorégraphes ne travaillent pas ainsi aujourd’hui, mais c’est ce qui m’intéresse le plus.  

Cet automne, les 9 et 10 septembre, le spectacle de Boris Eifman Up&Down sera présenté sur la scène du Grimaldi Forum à Monte-Carlo.

Repères

Boris Eifman est le chorégraphe russe le plus primé aujourd’hui. Il y a près de 40 ans, il a créé sa propre troupe à Saint-Pétersbourg qui porte aujourd’hui son nom. Tous les ans, Eifman crée pour elle des spectacles originaux. Certains d’entre eux, comme Tchaïkovski ou Gisèle rouge ont ensuite été intégrés dans le répertoire du Ballet national de Berlin, de l’Opéra national de Vienne et d’autres théâtres. Il a produit des ballets au Mariinsky et au Bolchoï, ainsi qu’au New York City Ballet. En 2013, il a ouvert une académie de danse à Saint-Pétersbourg. Actuellement, il travaille sur le projet au Palais de la danse.n

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