Une vie affranchie : hommage à la poétesse symboliste Zinaïda Hippius

Crédit photo : AFP/East News

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Le legs de Zinaïda Hippius a été éclipsé par les poètes russes plus célèbres du Siècle d’argent tels qu’Alexandre Blok et Anna Akhmatova. À l’occasion du 145e anniversaire de la naissance de la poétesse, RBTH revient sur la vie et l’œuvre de cette auteure radicale et farouchement indépendante.

Zinaïda Hippius était une éminente poétesse, critique littéraire et écrivain russe. Son influence poétique et culturelle allait de paire avec son refus de se conformer aux notions établies de féminité. Admirée par les écrivains tels que Virginia Woolf et Gertrude Stein, Hippius était une figure centrale de l’élite culturelle dominante de l’époque, en dépit de son goût pour la subversion. Pourtant, elle est aujourd’hui presque oubliée en Occident.

Innovante et influente

Oeuvres traduites ou publiées en français 

Les vers de Zinaïda Hippius ont été traduits en français et en allemand. Elle publie également en français Le Tsar et la Révolution (1909) avec Merjkovski et Philosophoff qui paraît à Paris et à Saint-Pétersbourg et des articles sur la poésie russe dans le Mercure de France. Viennent ensuite son dernier recueil de récits en prose Les Fourmis lunaires (1912), ainsi qu'une trilogie romanesque non achevée Le Pantin du diable (tome I) et Roman le tsarévitch (tome III) qui reçoivent un mauvais accueil des intellectuels de gauche.

Née le 20 novembre 1869 à Beliov, dans la région de Toula, Hippius commence à écrire des vers dès son plus jeune âge. En 1889, elle épouse Dimitri Merejkovski, un poète, écrivain et critique littéraire important, et part s’installer à Saint-Pétersbourg. Le couple occupe rapidement un rôle déterminant au sein de l’élite littéraire pétersbourgeoise, organise des réceptions distinguées et rencontre des personnalités éminentes, telles que Maxime Gorki, Anton Tchekhov et Léon Tolstoï.

Après la révolution d’octobre de 1917 et la guerre civile qui s’en suit, Hippius et Merejkovski prennent le chemin de l’exil à l'instar de nombreux écrivains, philosophes et hommes d’État importants et s’installent à Paris en 1919. Là, ils organisent leurs célèbres salons dominicaux que Hippius dirige avec autorité : elle y présente des sujets de discussion controversés et oriente les polémiques. En 1927, elle organise la première rencontre de la Société de la lampe verte, considérée comme la plus importante et érudite parmi les nombreux groupes littéraires d’émigration de l’époque.

Hippius est une poétesse innovante, solidement installée au cœur de la première vague du symbolisme russe. Nombre de poètes symbolistes adoptent par la suite sa technique d’expérimentation avec la rime et le mètre. Pour les écrivains symbolistes, le mot écrit constitue un moyen d’appréhender l’infini et la vérité transcendantale : Hippius joue avec des motifs décadents et les thèmes du sacré et du profane.

Elle formule l’idée selon laquelle « l’art ne doit se matérialiser que dans la spiritualité », sa propre spiritualité comme de nombreux autres aspects de sa vie s’affranchissent des conventions et sont voués à la poursuite de la liberté spirituelle. « Mon âme est nue, réduite à sa plus pure nudité », écrit-elle en 1905 dans son poème L’Alliance. « Elle s’est échappée, transcendant toutes ses limites ».

Défier les normes du genre

La poésie offre à Hippius un espace lui permettant d’échapper aux conventions de genre. Adoptant régulièrement un personnage masculin dans son œuvre, elle est souvent critiquée pour son utilisation de la déclinaison au masculin. Elle répond en affirmant son souhait « d’écrire la poésie non seulement en tant que femme, mais en tant qu’être humain ». 

Hippius transforme sa vie en art et l’utilise comme un moyen supplémentaire d’explorer sa philosophie créative. En dehors de son cercle, elle est associée au diable et jouit d’une réputation de « Madone décadente ». Elle ne fait rien pour réfuter ces étiquettes s’associant à la figure gothique de l’araignée et recourant aux images et motifs décadents dans sa poésie :

La soie s’embrase, puis

Transmue en une mare de sang ;

« Amour » est notre mot profane

La langue du sang ne sait nommer.

(La Couturière, 1901)

Le style personnel de Hippius est complexe et subversif. Parfois, elle se pare de robes ostensiblement féminines jugées « indécentes » par de nombreux membres de son entourage. Son image et son attitude parodient alors la conception conventionnelle de la féminité. Andreï Biély la décrit comme « une guêpe à taille humaine » puis poursuit : « la motte ballonnée de ses cheveux roux … cachait un visage petit et biscornu… son squelette anguleux et sans hanches rappelait un communiant captivant habilement le Diable ».

Par ailleurs, elle porte régulièrement des vêtements masculins et une lorgnette à un verre ou un monocle qui ne manquent pas d’effarer ses contemporains. Bien que rare, le travestisme n’est pas inédit au début du 20e siècle, mais l’apparence dandy de Hippius, son aspect stylistiquement androgyne mais essentiellement masculin, témoigne de la complexité de l’identité qu’elle s’est confectionnée. Le dandy, popularisé en Europe par Oscar Wilde, était typiquement un individu décadent et conscient de soi, intéressé par l’artifice et avide de sensations artistiques intenses, qui cultivait une attitude réservée et méprisante.          

Femme farouchement singulière, Hippius s’engage à protéger et cultiver la culture russe, par opposition à la culture soviétique. Elle inspire et soutient ses contemporains autant qu’elle les déconcerte. Ils peinent à comprendre un radicalisme aussi entier, mais ses prouesses poétiques et son influence littéraire lui donnent la liberté de mépriser les normes sociales si ouvertement. Dans son poème L’Incantation écrit en 1905, elle exhorte : « Bats, cœur, bats chaque cœur ! / Ressuscite, chaque âme affranchie ! ». Plus d’un siècle plus tard, ce cri de guerre nous défie encore à embrasser l’individualité et à reconnaître la liberté qui peut naître lorsqu’on brave les normes établies par la société. 

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