L'alchimie du New Jazz, un défi lancé au conformisme soviétique

Le chanteur Léonid Outiossov et le groupe de jazz The Jolly Fellow (1930). Crédit : Getty Images / Fotobank

Le chanteur Léonid Outiossov et le groupe de jazz The Jolly Fellow (1930). Crédit : Getty Images / Fotobank

Pendant des décennies, les musiciens soviétiques ont suivi l'exemple des innovations occidentales dans divers genres. Mais il existe une exception à la règle : le new jazz.

Pendant les années 60, les intellectuels soviétiques se sont mis à apprécier la musique avant-gardiste occidentale des compositeurs John Cage et Pierre Boulez, ainsi que le free jazz d'Ornette Coleman etde John Coltrane. De ces influences est né un nouveau genre : le new jazz.

C'est le journaliste et critique musical Efim Barban qui a défini le concept du new jazz, dans un livre publié clandestinement en 1977 : Musique noire, Liberté blanche.

D'après Barban, « dans l'URSS de la fin des années 70, moins d'une centaine de personnes connaissaient le free jazz. Tous ces aficionados se connaissaient, mêmes'ils vivaient très éloignés les uns des autres - de Vilnius à Novossibirsk et d'Arkhangelsk à Almaty. Le free jazz appartenait à la scène musicale underground, et faisait partie de la culture alternative ».

Le new jazz a été exporté vers l'Occident par les émigrés soviétiques de la rédaction russophone de la BBC. Leo Feigin (sous le pseudonyme d'Alexeï Leonidov) animait un programme radio consacré au free jazz soviétique, et sortait des disques enregistrés par des jazzmen underground sous son propre label musical, Leo Records.

Plus tard, il fut rejoint par Efim Barban (sous le pseudonyme de Gerald Wood) et Alexandre Kan. L'une des figures du genre était le trio GTC : Viatcheslav Ganelin (piano), Vladimir Tarassov (batterie), et Vladimir Tchekassin (chant). Ils s'étaient rencontrés à Vilnius au début des années 70. Leur musique se démarque par des improvisations virtuoses dans divers styles. 

GTC a ouvert la voie à une pléiade de musiciens et représenté l'URSS en Occident en tant que pays doté de son propre style de jazz avant-gardiste. Alexandre Lipnitski, un journaliste et musicien moscovite, fut le premier en URSS à publier un article élogieux sur le trio GTC dans le journal Soviet Culture, ce qui popularisa ce groupe jusque-là inconnu, et l'aida à surmonter la dure réalité soviétique. 

Le groupe de jazz amateur soviétique avec la chanteuse Tamara Evgrafova (1959). Crédit : Getty Images / Fotobank

À l'époque, l'expression : « Aujourd'hui il joue du jazz, demain, il trahit la patrie » reflétait bien l'état d'esprit hostile aux styles importés d'Occident. 

L'histoire d'Eddie Rosner, un musicien très populaire, qui a introduit le swing en URSS, est emblématique. En 1946, Rosner fut arrêté par le NKVD et condamné à 10 ans de goulag, où il est resté jusqu'à la mort de Staline en 1953. N'importe quel musicien de jazz aurait pu connaître le même sort. 

En 1948, le Politburo du Comité central du Parti communiste émet une directive odieuse stigmatisant certains styles musicaux, dont le jazz, comme « aliénant ». Cette période de l'histoire du jazz soviétique fut surnommée « le redressement des saxophones ». 

Au cours des années 70, les jazzmen ne pouvaient ni se produire en concert, ni partir en tournée. Melodia, la seule compagnie de disque soviétique, ne pressait qu'exceptionnellement du jazz. Les musiciens devaient patienter des années avant de pouvoir produire un album. La répression poussa les artistes à passer à l'Ouest aussi vite que possible. 

Ainsi, à l'arrivée des années 90, des dizaines d'artistes talentueux avaient déjà émigré. Hormis GTC, l'autre pionnier du genre est Sergueï Kouriokhine. Pianiste de free jazz à ses débuts, il rencontra le succès en créant le groupe Pop-Mechanika (PM) en 1984, un mélange avant-gardiste de styles divers et variés, allant du free-jazz au rock et à la variété, en passant par le théâtre de l'absurde, mêlant musique et performances. Kouriokhine avait imaginé sa propre technique de direction d'orchestre, en incluant des sauts et des mouvements de jambes. 

PM fusionnait divers genres musicaux et théâtraux, toujours éclectiques. Ses effectifs très variables allaient d'une poignée d'individus à plusieurs dizaines. Parmi les anciens de PM, on trouve les musiciens des principaux groupes du Saint-Pétersbourg des années 80 - Aquarium, Kino et Auction.

Nombre de musiciens de jazz célèbres ont fait partie de PM, dont Vladimir Tchekassin (GTC), Sergueï Letov, Igor Boutman, Arkadi Chilkloper, et bien d'autres encore.

Jusqu'à aujourd'hui, Saint-Pétersbourg continue d'accueillir le Festival International Sergueï Kouriokine. En parallèle, un Centre d'art moderne Sergueï Kouriokhine soutient de jeunes projets musicaux d'avant-garde ou expérimentaux. 

Il semble hélas qu'aucun autre pionnier de la trempe de GTC ou Kouriokine n’ait pour l'instant émergé - ces derniers appartiennent tous au passé. Le new jazz est resté la manifestation isolée d'un phénomène musical dynamique, créé par plusieurs individus talentueux ensemble, à leurs risques et périls, et en défiant unrégime totalitaire.

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