Les nouveaux visages des lettres russes

Image par Natalia Mikhaylenko

Image par Natalia Mikhaylenko

Depuis quelques années, la littérature russe revient sur le devant de la scène française avec des romans grand public, mais aussi des auteurs qui, plus discrets, s’inscrivent pourtant dans la lignée des grands écrivains russes.

Si les libraires et éditeurs français ont été très friands de littérature russe dans les années 1970, on assiste, après le boum de la perestroïka, à un recul de cet engouement depuis les années 1990. Écrivaine et traductrice, Luba Jurgenson, qui co-dirige la collection russe Poustiaki (petits riens) aux éditions Verdier, confirme cette tendance.  « Aujourd’hui il y a de moins en moins d’espaces éditoriaux consacrés aux Russes, déplore-t-elle. Les grandes maisons d’édition sont plus frileuses, et ce sont souvent les petits et moyens éditeurs qui semblent plus exigeants et cohérents »

Cette défiance s’explique notamment par le fait que, dans les années 1990, les éditeurs se sont mis à publier un peu tout et n’importe quoi. La transition (parfois violente) a bouleversé le paysage littéraire russe et de nombreux écrivains n’ont pas résisté à ce changement. « Pour certains, la sortie de la clandestinité a été parfois difficile à négocier, puisque cette littérature des marges se nourrissait en grande partie de son rejet de l’idéologie et de cette existentialité soviétique. Ce fond existentiel a disparu du jour au lendemain, tout comme le langage qui l’accompagnait, et beaucoup d’écrivains n’ont pas pu ouvrir cette nouvelle page, explique Luba Jurgenson à notre journal. D’autres, en revanche, tout en créant dans leurs œuvres une certaine image de l’existence souterraine que générait l’imaginaire soviétique ont su transposer cette image sur la Russie nouvelle. Les deux grandes réussites auxquelles je pense sont Sorokine et Mamleïev, dont les univers fictionnels fonctionnent tout aussi bien dans la Russie actuelle », poursuit-elle. 

Luba Jurgenson

Émigrée en France en 1975, Luba Jurgenson se considère comme une écrivaine francophone. Toutefois, ce fait ne l’a pas empêchée de revenir, dans son livre Au lieu du Péril publié en septembre dernier, sur cette identité d’émigrée « qui n’est plus » et sur « la reconstitution de (sa) carte géographique personnelle » après l’effondrement de l’Union soviétique. En s’intéressant à son rapport aux deux langues, le russe et le français, elle livre une expérience personnelle et tente d’ébaucher «une physique du bilinguisme », dans laquelle la (les) langue(s) nous façonne(nt) : « à une nouvelle naissance, correspond une nouvelle langue ». 

Le prix Andreï Biély reflète bien cette période chaotique. Instituée en 1978, cette récompense indépendante prestigieuse, quoique symbolique (un rouble, une pomme et une bouteille de vodka), honorait les mérites de nombreux auteurs et poètes dont les œuvres étaient censurées en URSS.  Parmi ses lauréats figurent Andreï Bitov et Sergueï Akssionov. Toutefois, au début des années 1990, ce prix traverse une période creuse. Ce n’est qu’en 1997 qu’il revient sur la scène littéraire avec, entre autres, Vladimir Sorokine.

La littérature russe se cherche une nouvelle identité

Ces bouleversements ont incité la littérature à participer à la reconstruction identitaire du pays : identité individuelle, géographique, mémorielle. Dans son roman La limite de l’oubli, le jeune écrivain Sergueï Lebedev propose ainsi de repenser la mémoire de la répression au présent, dans la vie de sa génération, et s’inscrit, par la puissance de son style, dans la lignée des grands écrivains de la prose russe.

Dans ce vaste espace littéraire, l’émigration russe se cherche elle aussi une place, mais reste souvent la grande oubliée de la littérature contemporaine russe. Écrivain de génie, Léonid Guirchovitch, qui a quitté l’URSS dans les années 1970, n’a été publié en Russie qu’après la chute de l’Union. Pourtant, même dans la Russie nouvelle, sa littérature a fait l’objet de critiques virulentes. Dans le contexte actuel, l’auteur et musicien rencontre à nouveau des difficultés pour se faire publier en Russie.

La poésie, « la mal-aimée » du genre littéraire

En France, c’est un tout autre genre qui, dans les librairies, a atterri au rayon des oubliettes. « Le roman règne en maître dans la littérature russe publiée en France », admet la poète et traductrice Christine Zeytounian-Beloüs, qui s’efforce néanmoins de donner une visibilité à son genre de prédilection, la poésie. Elle vient de terminer la traduction d’une anthologie de 50 jeunes poètes susceptible d’offrir un panorama de la poésie contemporaine russe, mais n’a pas encore trouvé d’éditeur. « La poésie reste la mal-aimée en France. Pourtant, il y a un renouveau actuel de la poésie en Russie d’une très grande richesse, avec des poètes très différents », souligne-t-elle dans un entretien avec notre journal. Pour elle, il est donc primordial de redonner le goût de la poésie aux lecteurs français, mais aussi des nouvelles, également très présentes sur la scène littéraire russe. Celle qui vient de recevoir la Bourse de traduction du Prix européen de littérature pour le roman Assan de Vladimir Makanine espère ainsi sensibiliser les lecteurs français avec un recueil de nouvelles d’Olga Slavnikova, à paraître en 2015.

Sur le marché du livre, la littérature russe progresse timidement

La littérature contemporaine russe n’est pas une et indivisible. Au contraire, elle est aussi foisonnante que variée. 

Christine Zeytounian-Beloüs

Peintre, poète et traductrice littéraire, Christine Zeytounian-Beloüs vit en France depuis 1966. C’est à elle que nous devons la traduction vers le français de plusieurs romans contemporains, dont ceux de Vladimir Makanine, Sergueï Dovlatov, et Victor Pelevine, mais aussi de nombreux poèmes, tels les œuvres de Bela Akhmadoulina, Andreï Biely, Osip Mandelstam, Ivan Jdanov. Ses propres poèmes étant plus publiés en Russie qu’en France (la poésie y étant plus populaire), elle avoue se sentir « plus poète russe que poète française », bien qu’elle aime écrire dans les deux langues.

Un seul et même écrivain n’aura pas le même écho à l’étranger ou en Russie. « Il y a forcément toujours un décalage entre le succès d’un livre en Russie et celui rencontré, ou pas, en France. On ne sait jamais à l’avance ce qui va marcher », avoue Christine Zeytounian-Beloüs, qui dirige le domaine russe aux éditions Albin Michel. « Pour moi, c’est une question de coup de cœur », confie-t-elle.

S’agissant de son positionnement sur le marché du livre, les libraires sont unanimes. La littérature russe contemporaine a du génie, mais elle peine à percer auprès du grand public. Pour la librairie Contretemps, « le problème de la Russie, c’est d’arriver à se faire connaître. Chose que les Américains savent très bien faire : tout le monde connaît Paul Auster, beaucoup moins Ludmila Oulitskaïa. C’est simple, il y a un empire du sucré et un empire du salé. Le salé, c’est la littérature russe contemporaine, qui possède un vrai potentiel, mais manque cruellement de visibilité ».

Cependant, pour Luba Jurgenson, les lignes bougent à la faveur de manifestations remarquées : « Aujourd’hui, le désintérêt n’est pas total. Depuis le Salon du Livre en 2005 avec la Russie en invitée d’honneur, suivie de l’année croisée France-Russie, puis l’année de la littérature russe en France en 2012, il y a eu une ouverture timide sur la littérature contemporaine russe. Ces trois grands événements ont quand même permis aux lettres russes d’avoir une visibilité ».

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