À Cannes, personne ne s’attendait à voir Zviaguintsev dans un registre aussi radicalement politique. Crédit : Reuters
En ce dernier jour de concours du Festival de Cannes, le film russe Léviathan a créé la surprise. « Le nouveau chef d’œuvre de Russie », titre le quotidien londonien The Guardian. « Zviaguintsev recevra-t-il la palme d’or ? », se demande Variety. Dans la lignée de Tarkovski, Andreï Zviaguintsev a su créer un tableau cinématographique de grande échelle, puissant, dense, saturé d'émotions.
L’histoire se déroule dans un village près de la mer de Barents, mais aurait pu être campé dans n’importe quel pays où les intérêts du pouvoir s’éloignent de ceux de l’être humain. On sait d’avance qui gagne le bras de fer. Le maire du village, un homme présomptueux, a des vues sur la maison où vit Nikolaï, son épouse et son fils. Il décide de s’approprier leur terre pour une bouchée de pain. Du vol, pour ainsi dire. Un drame de la vie quotidienne avec des éléments de comédie qui se transforme en tragédie, semblable à celles des chroniques de journaux. L’histoire d’une famille qui devient symptomatique de toute une société, et de sa perspective d’avenir.
Une baleine échouée sur la rive
Dans la salle du Festival de Cannes, c’est l’étonnement : personne ne s’attendait à voir Zviaguintsev dans un registre aussi radicalement politique. Il touche du doigt tous les points sensibles de la Russie actuelle : la corruption devenue intouchable, l’impuissance des petites gens face à la machine bureaucratique, l'omerta entre les membres des milieux criminels liés à l’Etat, et l’église, prête à sanctifier toute source de richesse.
Le diagnostic est convaincant, reconnaissable dans ses moindres détails. Des détails hyperbolisés comme l’alcoolisation permanente des héros : ils dévalent des pentes effrayantes, comme si de rien n’était, et la salle est prise d'un fou-rire lorsque l’agent de circulation déclare, derrière son volant : « c’est bon, je vais y arriver, je suis tout de même agent routier ! ». Un humour qui vient recouvrir un goût inévitable pour la noirceur.
Pour le tournage, il n’y a pas eu besoin de décors spécifiques: la charpente des maisons, les églises et les bateaux filmés font partie du paysage réel. Seul le squelette de baleine échoué sur la rive a été tourné en studio: une métaphore de la vie qui s’éteint lorsqu’elle n’a plus d’oxygène.
Le matin qui a suivi la première du film, tous les journaux accrédités au festival ont publié des critiques élogieuses avec une rare unanimité : « Le Léviathan sort le grand jeu et ce film est un véritable chef d’œuvre », écrit The Guardian. Le magazine Screen s’extasie sur la construction plastique du film : « Des paysages du Nord de la Russie baignés dans une lumière bleue froide, comme si devant l'arrière-plan passaient des esprits gelés. Les vagues puissantes de la musique de Philip Glass ne laissent pas de doute sur le fait que quelque chose d’inhabituel va se produire à l’écran. C’est ce qui va arriver… »
Le film sortira-t-il en Russie ?
La salle est pleine à craquer pour la conférence de presse, en présence des auteurs et acteurs du Léviathan. Ils sont reçus par un tonnerre d'applaudissements. Parmi les principales questions qui préoccupent le public: le film verra-t-il le jour en Russie ?
Le ministre de la Culture russe a déclaré : « le film est talentueux, mais je ne l’aime pas », a fait remarquer Andreï Zviaguintsev. - Qu’il ne l’aime pas, je le comprends, c’est normal. Je sais même pourquoi il ne l’aime pas. Le ministre de la Culture a d’autres tâches : rendre le monde meilleur. Nous, dans notre film, nous n’investissons que le champ de l’art. Bien sûr, le film est criant de vérité. Mais il parle du sort de l’homme, pas seulement russe et pas seulement en Russie : la confrontation entre l’homme et l’Etat à tel ou tel niveau existent aux quatre coins de la planète. On a évoqué le langage fleuri utilisé… Je ne pense pas que le film en abuse. Croyez-moi, chaque mot est réfléchi et bien pesé. Ce sont les conversations libres qui créent une atmosphère spécifique. Il est impossible d’émasculer le langage, les mesures d’interdiction sont ici inapplicables. Il y a un accord préalable avec le public, et sur l’affiche, il est écrit : « Attention, langage grossier ! ». Chacun est libre de voir le film ou non ».
« Le film a été réalisé avec le soutien du ministère de la Culture et le Fond de cinéma russe », a tenu à rappeler le producteur Alexandre Rodnianski.
« Nous n’avons jamais eu pour objectif de nous opposer au pouvoir, a poursuivi Zviaguintsev. Nous avons déjà une nouvelle idée en tête, que nous développons avec eux, et je ne vois pas d’obstacle sur notre chemin. Lors de notre rencontre avec le ministre, j’ai parlé de tous ces projets : de grande ampleur et coûteux. Il m’a répondu : apportez-nous votre scénario. Et pour l’instant, tout va bien. Le monde est très divers, il a besoin d’être vu sous différentes angles, et il doit permettre à toutes les fleu rs de pousser. J’espère que les autorités le comprendront, et j’ai la ferme intention de vivre dans mon pays et de continuer à faire des films, a souligné le réalisateur, provoquant une salve d’applaudissements dans la salle ».
Texte original (en russe) publié sur le site de Rossiyskaya Gazeta
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