Ilia Lagoutenko : "Le rock russe qui mise beaucoup sur les textes a beaucoup de bonnes chansons que les gens perçoivent simplement au son". Crédit : Alina Platonova
« Nous avons de bonnes chances au Pacifique »
J’aimerais inscrire Vladivostok sur la carte des tournées du monde musical international. Avant, ce n’était pas possible mais maintenant, dans le contexte de la crise globale de l’industrie musicale, tout le monde s’est rué vers les marchés locaux. Alors, nous ici, au Pacifique, avons de bonnes chances. Les sociétés multinationales n’ont plus assez de ressources pour créer de grandes stars internationales du niveau d’Elvis Presley ou de Michael Jackson. Ce temps est révolu et ne reviendra plus jamais tout simplement parce que personne n’a les ressources pour promouvoir au niveau mondial même les meilleures productions. Mais les marchés locaux sont vivants et se portent très bien. Regardez la croissance économique fantastique qui a eu lieu au cours de ces dernières années en Asie. Elle a influencé la vie culturelle des jeunes, la nouvelle musique y est arrivée et elle commence à occuper sa place sur le marché. Nous donnons des concerts en Chine depuis dix ans déjà. Quand nous sommes arrivés, il y avait des karaokés, des DJs, des discothèques mais il n’existait pas de rock clubs, rock festivals dignes de ce nom dans le pays. Et voilà tout cela est apparu, les Chinois rattrapent le retard très vite. Finalement, maintenant tout artiste occidental capable de faire une tournée de promotion y inscrit Shanghai et Pékin.
Pour le moment, personnellement, je connais au moins une douzaine de groupes musicaux russes qui ont des choses à proposer sur le marché musical asiatique. Il s’agit des groupes du style « Tesla boy » (un groupe de synthpop et new wave russe). Il y en a qui chantent en anglais, il y en a qui font de la musique électro. Ce ne sont pas des stars, plutôt des jeunes groupes qui ont pour ambition de conquérir le monde. Ils ont du mal à percer. Quand tu t’engages dans cette histoire, il faut comprendre que personne n’a besoin de toi là-bas, le marché est sursaturé de propositions. Ils ne nous attendent pas là-bas. En fait, ils n’attendent personne. Tout le monde attend toujours que Michael Jackson et Elvis Presley reviennent à la vie ou que « ABBA » se reconstitue.
« Nous sommes complètement différents »
En fait, les Chinois, les Coréens, les Japonais et les Russes des bords d’Extrême-Orient ont très peu de codes culturels communs au niveau du rock’n’roll. Et Vladivostok initialement ne fait pas partie de ce groupe. Et même les autres… En Corée ont été basées les bases militaires américaines, il y avait des groupes hippies qui écoutaient de la musique américaine. En Chine, il n’y avait rien de ce genre. La langue coréenne n’a rien à voir avec la langue chinoise. Mise à part les yeux bridés, ils ont très peu de choses en commun. Nous sommes tous complètement différents. Mais le temps est venu de se rencontrer et de jouer ensemble. Et la langue n’est pas un obstacle. Ce que l’on chante n’est pas si important. Le texte n’a pas de grand rôle. Tout est dans la manière d’interpréter et de présenter. Le plus important est ta capacité à attirer le public.
Le rock russe qui mise beaucoup sur les textes a beaucoup de bonnes chansons que les gens perçoivent simplement au son. Je ne vais pas chercher loin : prenons, par exemple, le concert récent de Massive Attack qui a repris les chansons de Yanka Diaguileva et d’Egor Letov. Il y a encore vingt ans cela aurait été impossible, mais les temps ont changés.
J’ai eu l’occasion de rencontrer le producteur de cinéma David Holmes qui a fait un film sur le punk-rock nord-irlandais dans les années quatre-vingts. C’est une histoire poignante sur les gens qui jouaient littéralement sous les balles. Et il m’a demandé : « Et vous, qu’est-ce que vous aviez en Russie à cette époque-là ? » Je l’ai fait écouter « Aquarium », « Kino », Kourekhine. Il a été émerveillé par tout ce qu’il a entendu. Aujourd’hui, les albums du vieux rock russe ont un son intéressant et même moderne, ils s’inscrivent tout à fait dans la tendance lo-fi, très en vogue en ce moment.
« Ce n’est pas une histoire de bénéfices exceptionnels »
Je suis sûr que les technologies auront de plus en plus d’influence sur nous. Le côté visuel deviendra bientôt beaucoup plus important que le composant musical. La musique va dans le sens de la « performance », les concerts acquièrent une toute première importance. Et quand il s’agit des concerts, il faut comprendre que l’efficacité économique de la prestation passe avant tout. Il y a la location de la salle, la location des appareils, les dépenses pour l’artiste. S’il est seul, cela coûterait, disons, 10 roubles (0.25 eur), s’ils sont 10 cela coûterait 100 roubles (2.50 eur). Et ici les musiciens électro gagnent sur tous les fronts. Ce genre est le plus économique et le plus mobile.
Il est clair que l’on ne peut pas gagner sa vie avec la musique aujourd’hui. Mais cela est normal. J’ai toujours préconisé de maîtriser un métier connexe. Tu peux être un DJ et travailler à mi-temps dans un club comme directeur du booking des autres artistes. En revanche, on peut tout faire soi-même : le bassiste conduit le bus de tournée, le chanteur tient la comptabilité, le batteur démarche et s’arrange avec les stations radios. Et tout fonctionne. Tu n’as pas de bénéfices exceptionnels, mais nous comprenons bien que ce n’est pas une histoire de bénéfices exceptionnels. Par contre, tu peux faire ce que tu aimes et ne pas mourir de faim. Que demander de plus ?
Propos recueillis par Yan Shenkman
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