Nabokov était très à cheval sur l'aspect visuel. Que disait-il à ce propos ? Qu'est-ce qui lui importait plus visuellement, dans un tableau, dans un livre ?
Nabokov était l'élève du génial Doboujinski, même s’il n’était pas le plus studieux. Il ne supportait pas l'art abstrait. Une fois, il a appelé Salvador Dali le jumeau de Norman Rockwell, volé par les Tsiganes dans son enfance. Plus âgé, Nabokov adorait les comics.
Au cinéma, il préférait les comédies, dans les conversations privées, il n'était pas tendre avec l'adaptation de Lolita à l'écran par Kubrick. Il disait que le film est « tourné à travers les yeux d'un passager couché dans une ambulance ».
Néanmoins, il estimait que la campagne publicitaire de Lolita qui montrait des jeunes filles dans des poses provocatrices était un mal nécessaire, propice aux succès commercial. Nabokov n'avait pas d’égal en matière de marketing littéraire.
Quelle était l'attitude de Nabokov vis-à-vis des tentatives de « visualiser » son texte ? Ne trouvait-il pas que la couverture de Lolita réduisait le livre à un seul thème, le sexe ?
Nabokov était résolument contre la représentation de jeunes filles sur les couvertures de Lolita. Plus tard, il a montré une certaine dose d'indulgence vis-à-vis des nymphettes sur les couvertures du livre.
Il a été amusé par l'édition poche de Gallimard représentant sur la couverture avant une jeune fille de type fermier aux nattes rousses vous regardant dans les yeux, et au dos, sa nuque, les cheveux bien séparés au milieu, les mêmes deux nattes.
Ainsi, le texte du roman est comme rangé dans la tête du personnage principal.
Comment les illustrateurs soulignaient-ils le fait qu'il s'agissait de la sexualité enfantine et non de la sexualité en général ?
Sur le seul continent américain, Lolita se vend à quelque 50 000 exemplaires par an, le roman attire le public, quelle que soit sa couverture. Aussi, l'accent sur la sexualité enfantine, avec les bonbons écrasés ou un tube de rouge à lèvres est plutôt une question de conventions.
Un excellent exemple – les illustrations des œuvres de Nabokov par le magazine masculin Playboy. En 1960, la rédaction de Playboy a demandé à Robert Parker et Rolland Ginzel d’illustrer Despair et le Guetteur ainsi que les extraits d'Ada, publiés par le magazine.
L'attitude critique de Nabokov vis-à-vis de ces illustrations est connue : dans l'un de ses télégrammes, il réprimande l'artiste pour la présentation irréaliste de la poitrine d'Ada, lui conseillant de prendre des cours d'anatomie. Par ailleurs, il a qualifié l'image de deux amants s'enlaçant passionnément dans la nuit de « deux grenouilles dégoutantes ».
Il y a une anecdote concernant l'œuvre du célèbre designer de livres John Gall, commandée par l'éditeur respecté Random House. Au départ, Gall a réalisé un très gros plan des lèvres féminines pour les utiliser sur la couverture de Lolita verticalement, ainsi l'image devenait très ambiguë, ressemblant à la fois à une bouche et au sexe féminin.
Les réactions à cette idée courageuse furent extrêmes : l'un des rédacteurs fut pris de rage, un autre a demandé qu'on lui offre une copie pour l’encadrer. Au final, le livre fut publié avec ces mêmes lèvres, mais disposées horizontalement.
Quelle est votre opinion des couvertures russes ?
Dans leur grande majorité, ce sont des images secondaires qui utilisent des images existantes : des tableaux classiques, des nymphettes qui plaisent à certains, des extraits d'affiches publicitaires. Une catégorie à part des couvertures russes est représentée par des collages simplistes des cadres des films d'Hollywood.
Disons, à la fin du siècle dernier, la deuxième adaptation du roman par le réalisateur Adrian Lyne était très populaire, aussi il y a eu au moins six éditions russes de Lolita portant les visages des acteurs principaux du film, Jeremy Irons et Dominique Swain.
À ce propos, le film de Lyne fut un échec commercial aux Etats-Unis, car peu de temps auparavant, le Congrès américain avait adopté une loi sur la pornographie enfantine et les distributeurs prirent peur. Dans la Russie de Eltsine, les distributeurs n'en avaient rien à faire.
La vision de Lolita des éditeurs russes correspond à la phrase de Serguei Dovlatov qui avait qualifié le personnage de Nabokov de « demoiselle typiquement russe ». Elle était représentée comme une jeune fille en marinière, et même sur fond de boulots russes.
Il y avait également des anecdotes : l'édition de Lolita de 1997 (dans la série « Prose d'amour russe du ХХe siècle »!) utilise un charmant profil de femme extrait d'une affiche du milieu du siècle précédant, une publicité pour des cols masculins.
La couverture ne montre que la tête d'une femme coupée de son contexte, mais la composition de la version complète de l'affiche, créée par Joseph Lanedecker, concentre l'attention du public sur l'homme qui se tient debout derrière la jeune femme. L'artiste était un homosexuel.
Parmi les couvertures inappropriées, impossible d'oublier celle de la fille du tableau de Gustav Klimt, brutalement coupée au niveau des genoux et portant le logo de la maison d'édition Exmo sur l'aine, utilisée pour l'édition de Lolita de l'année 2000.
Impossible d'imaginer un éditeur occidental s'autorisant de représenter, au dos du livre, une photo de front d'une adolescente nue, comme l'a fait l'éditeur moscovite TF-Progress. Ce n'est ni une image stylisée, ni un dessin, mais une photo contemporaine d'une adolescente nue bien réelle, qui bascule la réception du roman dans un tout autre registre.
Une bonne couverture est une tentative de collaboration artistique, cela doit être une interprétation forte et originale. Plus le roman est complexe, plus il est difficile pour l'artiste de traduire, dans une forme extrêmement concentrée, la principale idée de l'œuvre, d'exécuter un geste artistique, et, par la même, satisfaire l'éditeur et le public qui évoluent dans des conditions de concurrence rude sur le marché du livre qui rétrécit en permanence.
Lolita est une œuvre complexe car il vous oblige à choisir une attitude vis-à-vis des personnages, dépasser le charme esthétique du texte et de trouver votre chemin dans ce labyrinthe (à qui compatissons-nous ? à Lolita, à Humbert ? qui a séduit qui en premier ? que faire du monde vulgaire, puritain de l'Amérique des années 1950 ? etc).
L'hésitation morale est ancrée dans le livre comme une bombe à retardement. Ainsi, toute tentative de visualisation est un jeu de roulette russe – ça peut exploser à tout moment.
À Saint-Pétersbourg, la ville natale de Nabokov, la loi interdisant la propagande de la pédophilie a été adoptée. Quelles sont les perspectives de publication de Lolita à l'heure de l'adoption de cette loi ?
Je ne pense pas qu'il serait préjudiciable de proclamer un moratoire sur la publication de Lolita en Russie, voire carrément dans le monde. Quand un livre, aussi génial soit-il, est trop publié, il connaît une certaine dévaluation. Après une pause de cinq ans, je publierais le livre sous une couverture noire et avec une grande annexe de commentaires.
Source : Lenta.ru
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