Contrebande avant-gardiste

La musique avant-gardiste soviétique a été très bien accueillie par la presse occidentale. Source : service de presse

La musique avant-gardiste soviétique a été très bien accueillie par la presse occidentale. Source : service de presse

Le festival de jazz contemporain et de musique moderne improvisée Leo Records Festival ouvre ses portes à Moscou le 8 août. Le fondateur du festival, célèbre producteur de musique russo-britannique Leo Feigin, nous a parlé du passé et de l’avenir de l’avant-garde en Russie.

C’est la seconde fois que Leo Fest se tient en Russie. Cette année, le festival accueille des musiciens de Sibérie et de Russie du nord, ainsi que des stars russes Sergueï Letov (saxophone) et Sergueï Starostine (multi-instrumentaliste). Pour sa part, Leo Feigin présentera au festival la série de films Nouvelle musique de la Russie. Certains participants de Leo Fest sont déjà célèbres, tandis que pour les autres, c’est une première occasion de rencontrer le public. Quant à Leo, il promet tout sauf des clichés. « Expect the unexpected ! », s'exclame-t-il.

Émigré soviétique, Leonid Feigin, qui travaillait à la BBC comme présentateur d’émissions musicales sous le pseudonyme d’Alexeï Léonidov, a fondé en 1979 à Londres son label Leo Records.

Leonid « Leo » Feigin estime que les artistes peuvent être tout que vous voulez sauf des losers. Source : service de presse

« Tout a commencé en raison de mon amour pour la musique, raconte Leo. Je travaillais pour la BBC, mais, apparemment, on n’y épuisait pas entièrement mon potentiel, j’avais encore du peps. Presque chaque soir, j’allais aux concerts. Après deux ou trois années à Londres, je connaissais personnellement plusieurs musiciens. Du coup, mes amis de Leningrad (actuelle Saint-Pétersbourg, ndlr) m’envoient par le biais de quelques touristes européens un album en expliquant qu’il s’agit d’un groupe musical lithuanien qui répond aux normes occidentales. Bon, moi, je pense au début : « C’est n’importe quoi ces Ganeline, Tchekassine et Tarassov… » Puis, j’écoute l’album et je suis ravi : effectivement, les mecs pouvaient rivaliser avec les meilleurs groupes occidentaux. J’offre l’album à plusieurs labels, mais on me dit : « Ce n’est pas un trio, on y entend trois saxophones, un clavier, une guitare, un synthétiseur... » On énumère presque 15 instruments différents. Personne ne pouvait croire qu’il y avait en URSS des musiciens si magnifiques. Je ne suis pas parvenu à les convaincre, et je me suis décidé à publier par moi-même leurs albums. Mais j’ai compris que si je lançait mon label en publiant ce trio, de nouveau personne ne croira que de tels groupes peuvent exister. Donc, je me suis rendu aux États-Unis pour produire les albums de la jeune pianiste Amina Claudine Myers et du célèbre avant-gardiste Keshavan Maslak. C’est ainsi que j’ai fait mes débuts. »

« Leo Records ne produit pas de musique commerciale. Franchement, la musique que nous produisons est incompréhensible pour un citoyen moyen. Ce n’est pas du jazz divertissant. C’est de la nouvelle musique qui se base sur des principes esthétiques et philosophiques complètement différents, en unifiant du free jazz, de l’improvisation libre et de l’avant-garde. Parfois, on l’appelle « musique libre », car ce genre n’a ni limites musicales, ni limites esthétiques ; sauf les clichés, tout est permis », explique Leo.

La musique soviétique produite par Leo Records représentait en effet de la contrebande pure : les citoyens de l’URSS n’étaient pas autorisés à exporter leurs peintures ou manuscrits, sans mentionner les cassettes audio, qui pouvaient contenir une quelconque information secrète. Cette « contrebande avant-gardiste » de Leo a été très bien accueillie par la presse occidentale. Les exploits de M. Feigin sont vraiment impressionnants : les musiciens purement avant-gardistes, produisant de la musique d’art et d’essai et non pas assez connus en Russie pour être riches ou même sécurisés, publiaient leurs albums en Occident et avaient du succès. La musique russe a brisé le blocus de l’information, en transformant le monde musical.

Un mélomane plutôt qu’un homme d’affaire, Leo n’hésite pas à parler de ses erreurs et difficultés commerciales. Fondé en 1979, son label « n’a pu en finir avec ses dettes immenses qu’en 1990 ».

Cependant, Feigin estime que ses artistes (parmi lesquels figurent l’enfant terrible de l’avant-garde russe Sergueï Kouriokhine et le père du free jazz Anthony Braxton) peuvent être tout ce que vous voulez sauf des losers. Au contraire, selon Leo, ce sont les autres qui sont en retard par rapport à l’avant-garde : ils gagnent en termes d’honoraires, mais en ce qui concerne l’essence même de l’art, ils perdent. « L’avant-garde musicale, on peut la comparer avec une locomotive qui tire une centaine de voitures. Une foule de parasites : le pop, le rock, le folk, le jazz, la musique classique… Tous ces genres bénéficient des réalisations de l’avant-garde ! »

Des festivals de musique avant-gardiste ne sont pas fréquents à Moscou. Les musiciens de l’avant-garde n’ont nulle part à jouer et n’ont rien à perdre sauf leurs réseaux sociaux.

« Quant à l’avenir des musiciens russes, c’est un problème douloureux, selon Leo. Les artistes étrangers aiment visiter la Russie. Ils ne peuvent peut-être pas y gagner beaucoup d’argent, mais ils obtiennent quelque chose qui est plus important que l’argent : une assistance élogieuse qui lescomprend et qui est beaucoup plus importante que leur public en Occident. Mais c’est une circulation à sens unique : les musiciens russes ont du mal à se présenter à l’étranger. L’image de la Russie est actuellement si mauvaise qu’aucun promoteur ne va essayer d’inviter des Russes. Durant les années 1980 et 1990, c’était encore possible : on les invitait par curiosité. »

« A présent, le rideau de fer n’existant plus, ils ont perdu tout intérêt. Et tout le monde s’est habitué à considérer la Russie comme un pays horrible qui n’a rien à part la corruption, des oligarques, des élections truquées et la suppression des libertés. »

« La seconde raison est bien évidemment l’argent. J’ai produit plusieurs albums du duo d’Evgueni et d’Anastasia Masloboev. Ils ont été très bien accueillis par les médias. Plusieurs producteurs français voulaient organiser leurs concerts en Occident, mais dès qu’ils ont appris que le couple habite dans la ville d’Irkoutsk (Sibérie), ils ont perdu l’intérêt : « Trop cher ! »

Il n’existe pas pour l’instant de programme de soutien pour les musiciens d’art et d’essai en Russie, bien qu’il y ait plusieurs initiatives similaires en Occident, particulièrement dans les petits pays ou les musiciens sont obligés de partir pour des tournées internationales : GEMA en Allemagne, PRS au Royaume-Uni, Pro Helvetia en Suisse, sans mentionner des programmes de même type en Suède et en Norvège.

« Tous les pays accordent un soutien financier à leurs musiciens, sauf la Russie, se lamente Léo. Pire, il y a plus d’un millier de milliardaire dans le pays, mais le niveau culturel de ces gens est si bas que personne d’entre eux ne pense même à accorder une assistance minimale au développement de la musique. Et c’est maintenant qu’on voit apparaître une nouvelle vague de musiciens russes de talent. Alexeï Krouglov, Alexeï Lapine de Saint-Pétersbourg, Evgueni et Anastasia Masloboïev. Ce sont tous des virtuoses, jeunes et vieux, comme Viatcheslav Gaïvoronski, Vladimir Volkov ou le corniste Arkady Shilkloper, très connus en Europe. C’est ce qui manque au jazz traditionnel, au mainstream. Je sens l’esprit russe dans la nouvelle musique. »

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