À Léningrad, les premiers groupes de musique électronique et nouvelle vague étaient Télévisor et Nouveaux Compositeurs. Crédit photo : Dmitry Konradt
Si l’on pose aujourd’hui la question : qui est l’inventeur de la musique électronique ? La réponse probable sera un ingénieur russe du nom de Léon Thérémine (Лев Сергеевич Термен, 1896–1993), inventeur en 1919 du premier instrument de musique électronique : le thérémine.
Le thérémine était clairement en avance sur son temps et demeura durant longtemps un instrument unique, jusqu’à ce que d’autres instruments électroniques commencent à émerger dans les années 30 en Europe de l’Ouest et aux États-Unis.
La longue vie de Léon Thérémine fut très étrange et dramatique. Il a vécu et joué de la musique aux États-Unis, a purgé une peine dans les Goulags de Staline et travaillé dans les laboratoires scientifiques secrets de l’Union soviétique.
Léon Thérémine jouant de son propre instrument.
Le thérémine et ses dérivés furent très largement utilisés partout dans le monde, dans le cadre de projets musicaux incluant des enregistrements et des concerts en live de Led Zeppelin, des Rolling Stones, des Beach Boys, et bien d’autres.
Jimmy Page (Led Zeppelin) jouant du thérémine.
Il est important de préciser que pendant la période Stalinienne en Union soviétique, tous les types de musique d’avant-garde, expérimentale ou électronique étaient officiellement éliminés par un strict régime de censure favorisant les genres musicaux traditionnels, classiques ou folkloriques.
Un compositeur moderniste tel que Dmitri Chostakovitch a été dénoncé comme « formaliste » par les médias soviétiques. Il fallut attendre la mort de Staline en 1953 pour voir s’amorcer un début d’assouplissement du régime de censure de la musique.
Une nouvelle génération de compositeurs émergea dans les années 1960 et 1970, capable d’utiliser différentes techniques et divers instruments électroniques développés à l’Ouest. Ces nouveaux compositeurs russes s’inspiraient des travaux du compositeur allemand Karlheinz Stockhausen, du compositeur français Pierre Boulez, du compositeur italien Luciano Berio, et bien d’autres.
À l’époque, la principale difficulté pour expérimenter et composer dans les styles électronique et expérimental était la sérieuse pénurie d’instruments électroniques en Union soviétique. Il était extrêmement difficile de trouver des synthétiseurs américains et japonais à Moscou et leur coût sur le marché noir était énorme.
Par exemple : un synthétiseur Roland SH-1000 était vendu autour du prix d’une Berline soviétique Volga de taille moyenne. Evidemment, les compositeurs qui vivaient une existence modeste en Union soviétique où le salaire moyen avoisinait les 120 roubles par mois, ne pouvait pas acquérir un synthé coûtant 50 fois le salaire moyen.
En 1967, au sein du musée du compositeur Scriabine, un studio de Musique Electronique Expérimentale fut ouvert. La principale attraction de ce studio était le premier synthétiseur de conception soviétique ANS, développé par l’ingénieur Evguéni Mourzine (1914—1970).
Le nom de ce synthé est formé à partir des initiales du compositeur Alexandre Nikolaïévitch Scriabine. Dans ce studio, pendant de longues années des compositeurs de musique électronique soviétiques comme Edison Denisov, Sofia Goubaiboulina, Edouard Artemiev, Stanislav Kreytchi et d’autres ont travaillé et expérimenté dans le domaine de la musique électronique.
Etant donné qu’il n’existait pas en Union soviétique de lieux dédiés aux concerts de musique électronique, la plupart des bandes-sons de cette époque consistent de partitions pour des films, de documentaires, ou de films scientifiques ou pédagogiques. Parmi les compositeurs déjà mentionnés, certains ont composé et enregistré des bandes-sons de musique électronique pour une douzaine de films soviétiques dans les années 1970.
Tandis que la décennie 1980 approchait, l’on pouvait trouver de plus en plus d’instruments de musique électronique sur le marché noir, particulièrement à Moscou.
Les synthétiseurs sont devenus plus répandus dans les groupes de musique soviétique officiels et idéologiquement approuvés, au cinéma et au sein des studios Télé comme Mosfilm et Ostankino, mais aussi Melodia studios, le seul et unique label d’enregistrement en URSS.
L’on peut trouver des sons électroniques dans les chansons officielles et patriotiques soviétiques, des pièces de théâtre, des dessins animés. Au même moment la scène musicale underground était en train d’émerger et sera plus tard qualifiée de rock russe, ce qui incluait en fait tous les genres musicaux du jazz expérimental au Rockabilly.
Parmi ces groupes underground, un petit nombre utilisait des instruments électroniques dans leurs compositions originales. Cette jeune génération de musiciens underground soviétiques a été influencée et inspirée par les groupes de musique électronique occidentaux comme Kraftwerk, Depeche Mode, Human League, Eurythmics, Ultravox, Soft Cell.
Les synthétiseurs et les boîtes à rythmes devenaient moins chers et plus puissants. Les musiciens russes furent alors en mesure d’avoir accès à différents appareils pour leurs séances d’enregistrement grâce au partage et au troc d’équipement entre musiciens. Il était très courant que 5 groupes utilisent exactement la même boîte à rythmes comme la Yamaha RX11 ou un synthé Moog.
En même temps, il était pratiquement impossible pour les groupes de musique électronique de présenter leurs compositions au cours de concerts live en raison des pénuries d’instruments de musique électronique et des difficultés liées à la livraison et la connexion de tous les appareils sur scène dans le cas d’un concert underground.
Certains groupes de musique électronique n’ont jamais donné de concerts, et personne ne savait à quoi ils pouvaient ressembler. Utiliser des cassettes en playback durant les concerts live était impossible à cette époque car tout le monde jouait en live.
À Moscou, les premiers groupes de musique électronique et nouvelle vague étaient Centre et Notchnoï Prospect. À Léningrad c’était Télévisor et Nouveaux Compositeurs. Vova Siniy et Frères d’Esprit était basé à Tcheliabinsk.
Télévizor « I got enough » (1987)
Il faut aussi rappeler que quelques synthétiseurs et instruments de musique électronique de conception soviétique ont été fabriqués à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Ils étaient de très mauvaise qualité et bon marché mais avait une sorte de son « low-fi » distinctif.
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, beaucoup de musiciens électroniques russes furent en mesure de voyager dans le monde entier et d’absorber les dernières tendances de ces années ainsi que d’acheter les instruments électroniques les plus récents.
Les ordinateurs sont devenus une nouvelle sorte de plateforme pour la musique électronique. Les enregistrements digitaux à l’aide d’ordinateurs et de logiciels synthétiseurs ont apporté une forme de libération à l’ancienne et la nouvelle génération de musiciens électroniques.
De nombreux clubs spécialisés dans les raves, l’acid et tous les types de musique électronique ont ouvert en Russie. Dans les années 90, différents DJ’s jouaient des types variés de musique électronique composée par leurs amis à Moscou et dans d’autres villes. À Moscou, le club Ptouch a été ouvert et est devenu célèbre pour ses raves, ses soirées acid et ses défilés de mode outranciers.
Le défilé de mode de maillots de bain Ptouch par Olga Soldatova (Été 1995)
Au cours de la décennie 2000, Internet est devenu un acteur majeur de la composition et distribution de musique électronique. Les musiciens électroniques eurent l’opportunité de collaborer entre eux à travers l’échange de fichiers via Internet.
Sur la scène musicale russe, pratiquement tout le monde a construit dans sa maison un studio d’enregistrement par ordinateur. La musique électronique est devenue grand public. Différents festivals de musique électronique comme station Pirate, Sensation, MIGZ, GES FEST, Mochno et d’autres sont devenus des événements réguliers dans beaucoup de villes de Russie.
Les nouvelles générations de groupes de Rap et de Hip-hop russes utilisent uniquement de la musique électronique pour composer leurs mélodies. Plus personne n’essaye d’apprendre à jouer de la guitare, du piano ou de la batterie.
Les jeunes apprennent juste à se servir d’un simple logiciel de création musicale comme Garage band ou Fruity Loops et ils sont prêts à composer leurs mélodies, qui peuvent être très populaire au sein de la génération « Youtube ».
La production musicale est passée de l’utilisation d’instruments à la manipulation du son. En même temps, il existe encore en Russie un mouvement rassemblant des musiciens expérimentaux et d’avant-garde reprenant le flambeau de Karlheinz Stockhausen et d’autres expérimentateurs majeurs de la musique électronique du XXème siècle.
Vladimir Ratzkevitch & ZoomRa (2011)
Vassili Choumov est musicien, producteur, photographe et vidéaste. Né à Moscou, Russie, il est à l’origine de la création en 1980 du premier groupe de musique Electronique et Nouvelle Vague, Centre (Tsentr). De 1990 à 2008 il a vécu à Los Angeles, Californie. Diplômé du California Institute of the Arts, MFA 1998. Vassili a fait l’objet d’un grand nombre d’expositions solos ou de groupe, dédiées à ses photos ou ses travaux artistiques vidéo. Son exposition personnelle de photos la plus récente s’est tenue en avril 2013 à la Maison Centrale des Artistes de Moscou, Russie. En juin 2013, il est monté sur scène avec son groupe Centre (Tsentr) dans le cadre du festival PAX à Helsinki, Finlande.
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