Les jeunes Russes découvrent l’histoire de la Shoah

Après leur excursion à Auschwitz, les sœurs Karatyguine disent qu’elles sont devenues « une minorité informée de la Shoah qui doit en parler à la majorité. » Source : service de presse

Après leur excursion à Auschwitz, les sœurs Karatyguine disent qu’elles sont devenues « une minorité informée de la Shoah qui doit en parler à la majorité. » Source : service de presse

Le documentaire de Moumine Chakirov Shoah, une colle à papier peint ? s’est inscrit sans aucun doute parmi les films les plus médiatisés du Festival international du film de Moscou de 2013.

Derrière le film est une histoire assez scandaleuse. Il y a deux ans, les jumelles Ksenia et Evguenia Karatyguine, âgées de 19 ans à ce moment-là, ont donné dans le cadre d’un jeu télévisé une réponse plutôt inattendue à la question de savoir ce qu’était la Shoah : « C’est une marque de colle à papier peint ». Immortalisée dans une vidéo publiée sur le web, la phrase a rendu les sœurs beaucoup plus célèbres qu’elles ne pouvaient l’imaginer : des milliers d’internautes russes se moquaient de leur ignorance.

C’est alors que l’idée traverse l’esprit du journaliste Moumine Chakirov : organiser pour les sœurs une excursion au musée national Auschwitz-Birkenau, lieu commémoratif des deux camps de concentration nazis les plus connus. D’après M.Chakirov, il ne pouvait pas prédire la réaction des jeunes femmes et n’a rien prévu à l’avance. « J’étais prêt à toute réaction. Elles auraient pu ne pas réagir du tout – visiter le musée et puis aller faire du shopping. Donc, si les jeunes femmes avaient réagi autrement, j’aurais réalisé un autre film », a-t-il déclaré aux journalistes.

Mais, au contraire, les sœurs ont éprouvé à Auschwitz un choc vraiment cathartique : on voit dans le film que l’une d’elles pleure très longtemps et très sincèrement suite à l’excursion. Comme l’a si bien dit un des journalistes assistant à la première du film, l’expérience « les a faites vieillir de 70 ans ». Ce « happy end » a cependant déçu les spectateurs de l’ancienne génération qui s’attendaient à voir une condamnation de la jeunesse. Toutefois, M.Chakirov n’avait pas l’intention d’exprimer un avis : il a pris une position neutre, en essayant non pas de condamner la jeune génération, mais de comprendre les raisons d’une telle ignorance lamentable. Comme il a indiqué aux journalistes, il était difficile de convaincre les jeunes femmes à se rendre à Auschwitz et à prendre part au film : « Elles avaient peur d’être présentées comme stupides ». Les sœurs ont finalement accepté la proposition du réalisateur principalement car le voyage était pour elles la première occasion de se rendre à l’étranger.

Mais encore plus intéressant que l’excursion même était l’examen de l’environnement dans lequel avaient évolué les sœurs. M.Chakirov s’est rendu au village d’origine des jeunes femmes, Krasnaïa Gorbatka (près de la ville de Vladimir), pour parler à leur mère et à leur professeure d’histoire à l’école (les jeunes femmes font actuellement leurs études à Moscou). Les sœurs Karatyguina ne sont pas du tout « des enfants difficiles » : elles sont sociables, ouvertes et actives et elles parlent bien. D’autant plus surprenant semble le fait qu’elles n’avaient rien su de la Shoah. Et elles n’étaient pas seules, apprend-on grâce au film : honteuse, leur ex professeure d’histoire avoue d’avoir rien dit à ses élèves au sujet de la Shoah ; elle se dit « pas assez mûre » pour en discuter et promet d’en parler avec les enfants dès qu’elle trouve « une manière appropriée » de le faire.

Durant un débat avec le public, M.Chakirov dévoile les détails qu’on ne voit pas dans le film : après avoir examiné son interview, la professeure voulait se retirer du film, car elle a compris qu’elle a dénigré non seulement elle-même, mais aussi tout le système d’enseignement russe. D’après le réalisateur, il n’a laissé que les fragments « les plus neutres » de son discours dans le film, mais « un spectateur attentif va tout comprendre tout de même ». Tout en condamnant ses filles, la mère des jeunes femmes essaie de les défendre : « J’ai interrogé tous mes voisins, amis et collègues et aucun d’entre eux n’a pu me dire ce qu’était la Shoah. »

Tout cela semble inattendu, d’autant plus que la promotion du patriotisme (dont une partie constitue l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses victimes) est un des éléments les plus importants de l’idéologie de Vladimir Poutine. Les sœurs sont des représentants typiques de la génération Poutine, elles ont passé une grande partie de leur vie sous le président actuel russe. L’histoire des jeunes femmes se transforme dans le film au portrait d’une génération qui ne sait rien des crimes nazis. Nous sommes confrontés à un phénomène beaucoup plus compliqué que la négation de la Shoah : un manque de connaissances à ce sujet. Cependant, dit M.Chakirov, ce n’est pas un problème exclusivement russe : en Europe, aux États-Unis et même en Israël, beaucoup de jeunes préfèrent « ne pas s’intéresser à cette matière. »

Ce ne sont pas les filles que le documentaire condamne, mais plutôt le système de l’enseignement secondaire existant en Russie. Il est quand même à noter que le mot « Shoah » (ou « Holocauste ») n’était pas non plus connu en URSS, et la propagande soviétique passait sous silence l’extermination des juifs durant la guerre, optant pour l’expression « pertes massives parmi la population civile. »

Après leur excursion à Auschwitz, les sœurs Karatyguine disent qu’elles sont devenues « une minorité informée de la Shoah qui doit en parler à la majorité. » M.Chakirov qui a visité les jeunes femmes après avoir réalisé le film, a trouvé dans leur chambre au dortoir plusieurs livres consacrés à la Shoah. Mais leurs amis ne s’intéressent pas du tout au sujet. Elles représentent donc effectivement une minorité.

Le film ne sera projeté que dans une seule salle : les créateurs envisagent seulement dix séances au Centre du film documentaire de Moscou. Et puis ? M.Chakirov veut promouvoir son documentaire sur Internet. Le film qui aurait pu être soutenu par l’État, ne présente pas de possibilités commerciales. Cependant, il pourrait aider les enseignant russes, qui « collectent les données sur la Shoah » et n’arrivent pas à trouver des « mots justes » 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.

Ce site utilise des cookies. Cliquez ici pour en savoir plus.

Accepter les cookies