Léon Tolstoï dans son domaine de Iasnaïa Poliana. Crédit : RIA Novosti
« Durant les premiers jours après notre mariage, se souvenait Sofia Tolstaïa, l’épouse de l’écrivain, des domestiques, des paysans, des écoliers ont défilé pour nous féliciter… »
Domestiques et paysans, cela se comprend. Les paysans travaillaient sur les terres des Tolstoï, propriétaires fonciers, tandis que les domestiques les servaient dans leur demeure. Mais qu’était cette « caste » singulière, les écoliers de Iasnaïa Poliana ? Et pourquoi venaient-ils présenter leurs vœux au jeune ménage avec les paysans et les domestiques ?
On connaît bien Tolstoï l’écrivain. Un peu moins, Tolstoï le penseur et le prédicateur religieux. Mais on ignore souvent Tolstoï le pédagogue, créateur d’une méthode totalement nouvelle d’instruction élémentaire et d’enseignement des premières connaissances sur le monde, et auteur également d’un « abécédaire » fondamental, une anthologie rassemblant toutes les œuvres que devait, selon lui, lire chaque enfant de la Russie du XIXe siècle, du fils du simple cordonnier aux enfants de la famille impériale. C’était le désir le plus cher de Tolstoï : unifier la Russie à travers ceux qui composeront son futur.
L’idée pédagogique de Tolstoï se résumait à l’absence de violence sur l’esprit et le caractère de l’enfant, afin qu’il n’apprenne que ce qui l’intéresse et ce qu’il considère comme important pour lui-même. Ces idées contrastaient profondément avec les principes de l’enseignement répandus dans les écoles paroissiales dans la Russie du second XIXe siècle. Mais Tolstoï a essayé d’appliquer son système parmi les enfants paysans de Iasnaïa Poliana et domaines environnants, quand les propriétaires ne s’y opposaient pas.
L’école de Iasnaïa Poliana ouvrit en 1859. Elle n’avait pas de locaux en tant que tels : les enfants étudiaient dans la cabane à l’entrée du domaine, et dans la maison de maître où vivaient les Tolstoï, et dans le pavillon voisin. Les enseignants étaient des étudiants moscovites sélectionnés par Tolstoï lui-même, puis par son épouse. Passionné par la pédagogie, au début des années 1860 Tolstoï effectua un grand voyage à travers l’Europe pour étudier les systèmes d’enseignement.
Aujourd’hui encore on peut voir dans la maison de Iasnaïa Poliana des instruments assez compliqués pour l’époque, par exemple des microscopes, tout avait été commandé à l’étranger. Les enfants étudiaient le mouvement des astres, les bases de la physique et de la chimie, des mathématiques, de la géographie. Et bien sur, une place d’honneur était réservée à la littérature. Tolstoï a composé trois anthologies, en y consacrant plusieurs années de sa vie. Il incluait certaines nouvelles qu’il écrivait lui-même, comme Le prisonnier du Caucase, désormais reconnu chef d’œuvre et porté maintes fois à l’écran. A la base de l’anthologie, il y avait les contes populaires, les paraboles spirituelles et les vies de saints. Mais ils étaient spécifiques et ne correspondaient pas à la perception de ces genres qu’avait l’Eglise. Par exemple, la parabole « Les trois vieillards ». Un important métropolite passe en bateau au large d’une île nordique, où vivent, comme on lui raconte, trois saints vieillards. Il donne l’ordre d’accoster. « Comment priez-vous ? », demande-il. « Très simplement », répondent-ils : « Vous êtes trois, nous sommes trois, aie pitié de nous ! » (référence à la Trinité). « Vous ne priez pas correctement », dit le métropolite, et leur explique comment il faut faire selon les règles. Et il reprend sa route. Mais tout à coup il voit les trois vieillards qui courent vers lui, sur l’eau. « Père, crient-ils, rappelle nous les paroles de la prière correcte ! Nous avons oublié ! » Le métropolite est embarrassé. « Priez comme vous l’avez toujours fait ! Ce n’est pas à moi, pêcheur, de vous donner des leçons ! »
Là est l’essence de la méthode de Tolstoï : la pratique, la « vraie vie », et non la « lettre morte ».
En somme, en lisant les souvenirs des enfants de Tolstoï sur leur enfance à Iasnaïa Poliana, s’impose l’idée que s’il avait rêvé d’établir un petit coin de paradis, il y est indéniablement parvenu. Mais la pédagogie comme système et pratique s’est avérée incompatible avec la vie de famille du jeune couple. En 1862, Léon Tolstoï écrivait à son ami Ivan Borissov : « A la maison, tout va bien, et nous vivons sans besoin de mourir ». Mais il a dû faire ses adieux à sa « dernière maitresse », comme il appelait la pédagogie. Et pas seulement parce que son journal pédagogique Iasnaïa Poliana, publié en 1962, et présentant ses projets, n’a pas suscité l’intérêt du public. Et pas seulement parce que les enfants paysans n’avaient pas le temps d’étudier pendant les moissons. La raison principale en fut l’incompatibilité avec les intérêts de sa jeune épouse. Les enseignants de campagne qui se rassemblaient à Iasnaïa Poliana pour des « stages de formation » et échange d’expérience, fumaient dans le salon, alors que Sofia, rapidement tombée enceinte, ne supportait absolument pas la fumée.
« Tous ces jeunes gens, se souvenait-elle, étaient très embarrassés par ma présence, certains me regardaient avec animosité, sentant que leurs relations étroites avec Lev Nikolaevitch étaient proches de la fin, car il allait se concentrer sur sa vie de famille ».
Les écoles « tolstoviennes » ne se sont pas implantées dans la Russie du XIXe siècle, ni dans celle du XXe. Aujourd’hui, on compte à peine quelques établissements dans le pays dans lesquels l’éducation des enfants s’inspire un peu des méthodes de l’écrivain. Mais curieusement, il existe au Japon des écoles qui appliquent à la lettre les principes de la méthode Tolstoï.
Pavel Bassinski, écrivain, critique littéraire, auteur d’ouvrages sur Lev Tolstoï : Lev Tolstoï, la fuite du paradis (2010) et Le saint contre le Lion (2013)
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