« Paradoxalement, il y a un regain d’intérêt pour la Russie depuis qu’elle se referme »

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Entretien avec Luba Jurgenson, maître de conférences à Paris Sorbonne, traductrice et auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier, Au lieu du péril, publié en septembre 2014, a récemment obtenu le prix Valery Larbaud.

RBTH : Dans votre dernier livre, Au lieu du péril, vous abordez le thème du bilinguisme. D’où vient la nécessité d’examiner ce thème ?

Luba Jurgenson : J’avais déjà écrit de petits textes sur ma vie entre (dans) deux langues, j’y revenais régulièrement pour faire le point. C’est que le bilinguisme ne reste pas en place, il change avec la carte du monde. Ce qui m’a incitée à écrire celui-ci, c’est l’envie de parler de l’expérience physique du bilinguisme et d’aller à l’encontre de la crispation identitaire actuelle.

RBTH : Ce bilinguisme, comment a-t-il affecté votre personnalité et votre perception de l’univers ?

L.J. : Quand on est bilingue, on ne croit pas à un mode de pensée unique. Les cultures russe et française m’ont forgée, chacune à sa manière. A la base de cet entre-deux, il y la littérature russe et la pensée française, les cadres conceptuels français.

Jusqu’à la disparition de l’URSS, je me définissais volontiers comme une émigrée russe. C’était une façon de ne pas être soviétique, d’être anti-soviétique. L’URSS disparue, cette définition avait perdu son sens. C’est de ce moment que date mon impression que le français n’est pas une langue acquise, mais une seconde langue natale, celle d’une seconde naissance.

Ainsi qu’un dialogue plus intense avec ma part juive, mon bilinguisme m’apparaissant aussi comme un destin juif. Il y a toujours, dans les familles juives, l’histoire d’une langue quittée pour une autre. Le bilinguisme conduit à ne pas essentialiser la langue maternelle, à remettre en cause les notions d’origine. L’origine n’est pas une essence, mais une construction.

RBTH : Vous êtes auteur d’une bonne vingtaine de livres, dont des œuvres autobiographiques. En fonction de quoi, vous effectuez le choix de tel ou tel thème pour votre œuvre et y a-t-il des sujets que vous avez « clos » ?

L.J. : Je ne me dis jamais : « Je vais traiter tel thème ». Et si je me le dis, je peux être sûre qu’en fin de compte, j’aurai fait autre chose. Un livre naît d’un rythme intérieur, d’un son, d’une odeur. Ce qui n’empêche pas les obsessions : l’Allemagne, la Seconde Guerre mondiale, la déportation. Mon premier livre, Avoir sommeil était infiniment éloigné de l’histoire et de la géographie, tout s’y passait dans un espace intérieur fantastique, absurde.

Progressivement, l’histoire m’a rattrapée, surtout avec la naissance des enfants. J’ai consacré trois romans à l’Allemagne, la guerre, la Shoah. C’était une façon oblique de parler de mon père, même s’il n’y a pas de rapport direct entre lui et ces sujets. Aujourd’hui, j’ai tourné cette page allemande. En revanche, je ne crois pas avoir fini d’en découdre avec la figure du père.

RBTH : Actuellement, travaillez-vous sur un livre ? Et quels thèmes vous voulez aborder ultérieurement dans vos œuvres ?

L.J. : Après avoir achevé Au lieu du péril, j’ai eu envie d’écrire un livre hybride, mélange d’autofiction, de récits, de pièces, de poèmes, de langues. Il ne s’agit pas d’un texte incommunicable : j’invite le lecteur à pénétrer dans ma cuisine, je lui donne à voir le « faire » de l’écriture.

Comme si j’installais une caméra vérité qui fixerait ce qui se passe, avec quoi on bricole : souvenirs d’enfance, lectures, chansons, rêves, bribes de dialogues intérieurs, images éparses. Je voudrais montrer la façon dont cela se transforme en histoires. Le lecteur qui ne veut pas voir les entrailles du livre pourra lire juste la partie lisse, structurée, la partie romanesque à proprement parler.    

RBTH : Votre champ de recherche est celui de la littérature des camps. Par ailleurs, vous abordez ce thème à différents degrés dans vos œuvres. L’Expérienceconcentrationnaire est-elle indicible ?, en est un des plus vifs exemples. Pourquoi ce thème ?

L.J. : J’ai grandi dans un pays totalitaire. Même si l’époque Brejnev n’était pas sanguinaire, cette expérience de vie m’a laissé le désir (toujours à l’œuvre) de comprendre les mécanismes de la terreur, mais aussi ceux de la résistance, de l’accommodement.

Comment l’imaginaire individuel et collectif s’approprie-t-il les faits de violence extrême ? Comment la culture européenne élabore-t-elle cette violence ? Ces questions me semblent essentielles.

RBTH : Vous êtes également traductrice : c’est à vous que nous devons la traduction vers le français de Chalamov, Guirchovitch et d’autres. Selon quels critères effectuez-vous le choix des œuvres à traduire ? Quels auteurs contemporains russes appréciez-vous ?

L.J. : Lorsque j’en ai la possibilité, je choisis les œuvres avec lesquelles je sens des affinités. Parmi les auteurs contemporains, ce sont celles de Guirchovitch et de Lebedev. Ce sont des œuvres que j’aurais aimé avoir écrites si j’étais un écrivain russe, qui correspondent à différents âges de cet écrivain russe que je ne suis pas, Lebedev jeune, Guirchowitch mur.   

RBTH : En tant que maître de conférences de littérature russe, comment évaluez-vous l’intérêt des étudiants Français pour la littérature russe ? Le refroidissement politique a-t-il affecté l’intérêt des étudiants français pour la Russie ?

L.J. : Paradoxalement, il y a un regain d’intérêt pour la Russie depuis qu’elle se referme. Dans les années qui ont suivi la chute du communisme, on a observé une baisse d’effectifs. Bien des vocations estudiantines étaient dues à l’héritage des parents ou grands-parents communistes. La possibilité, qui s’est ouverte dans les années 1990, de se rendre en Russie, de travailler aux archives, de nouer des contacts n’était pas une motivation suffisante.

Aujourd’hui, le choix de la littérature russe reste un choix difficile qui offre peu de débouchés, et pourtant, certains y viennent. Et l’histoire, notamment du XXe siècle, fait partie des sujets qui intéressent les étudiants.

RBTH : Que pensez-vous de la récente réforme du collège qui prévoit la disparition des classes bilingues ? Comment expliquez-vous cette décision de la ministre de l’Éducation nationale ?

L.J. : Le secondaire français étant un des meilleurs du monde, il est dommage de le voir se détruire. Mais je ne sais pas dans quelle mesure les classes bilingues permettent vraiment l’apprentissage de deux langues.

Ce qui est bien plus dramatique, c’est la disparition de la diversité de l’enseignement des langues en collège et lycée. Toutefois, ce qui me préoccupe encore plus, c’est la réduction des heures consacrées à l’enseignement de l’histoire, car il est plus facile d’apprendre une langue que d’acquérir une conscience de l’histoire.   

RBTH : Revenant à la question de l’identité. Vous avez quitté l’URSS en 1975. Dans une interview vous avez dit que pour vous ce n’était pas un exil, l’exil étant une perte de « chez soi », or vous ne vous sentiez pas « chez vous » en URSS. Comment vous identifiez-vous par rapport à la nouvelle Russie ?

L.J. : Je me sentais plutôt une évadée qu’une exilée. Un évadé n’est pas en exil de sa prison, même s’il s’est attaché à sa cellule. Quant à la nouvelle Russie, ce n’est évidemment pas mon pays. Même si je constate que je suis affectée par la réduction des libertés et la mise en scène de l’« union du peuple et du gouvernement ».

RBTH : Au fur et à mesure de l’apparition des difficultés politiques, économiques et autres, en Russie nous observons la tendance de « chérir » le « vieux bon temps ». Ces tentatives de regretter la chute du pays que vous avez fui, comment vous les percevez ?

L.J. : La nostalgie est un des modes privilégiés d’appréhension du passé. Les gens ont tendance à penser que c’était mieux avant, parce qu’ils étaient jeunes, ou parce que leur parents l’étaient. A cela s’ajoute le fait qu’une partie des Russes a durement pâti du changement de régime. Au désastre économique s’est ajouté l’humiliation de découvrir que « nous n’étions pas les plus grands, les meilleurs ».

La nostalgie est humaine. Mais son instrumentalisation par l’Etat, la revalorisation du passé soviétique (voire stalinien) dans le discours officiel et, partant, la continuité avec l’URSS désormais revendiquée est une terrible régression. Je me redécouvre une posture d’émigrée.

Née à Moscou, Luba Jurgenson est une femme de lettres qui a émigré en 1975 (à 16 ans) à Paris. Elle est également traductrice, universitaire et codirectrice (avec Anne Coldefy-Faucard) de la collection russe « Poustiaki » aux éditions Verdier.

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