«Les actions du Kremlin relèvent plus de la tactique que de la stratégie»

AP
Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio Ekho Moskvy a été menacé plus d’une fois, soumis à des pressions politique, et la station de radio a plusieurs fois été menacée de fermeture en raison de ses critiques permanentes du Kremlin. Dans une interview à Russia Direct, il partage son expérience des relations avec le pouvoir, évoque la situation politique en Russie, les élections législatives de 2016 et l’avenir du mouvement contestataire.

RD : L’existence d’une radio comme Ekho Moskvy, avec son ton violemment critique envers le pouvoir, est difficile à comprendre pour certains représentants du public occidental. Ils supposent que dans la Russie moderne, il est pratiquement impossible d’être un journaliste professionnel, car selon eux, il n’existe ici ni liberté d’expression, ni critique du pouvoir, et les journalistes sont soumis à des pressions. Pourquoi alors le Kremlin n’a-t-il pas encore fermé votre radio, s’il ne tolère pas les critiques à son encontre ?

Alexeï Venediktov : Nous voyons les menaces qui nous sont adressés, nous savons les contourner, pas toujours sans casse. Mais le principal est que notre ligne éditoriale est publique. Il me parait donc étrange de dire qu’elle ne peut pas exister. Comment ne pourrait-elle pas exister, puisqu’elle est là. Il faut simplement, sans penser à ce qui vous arrivera demain, bien travailler, de façon professionnelle, aujourd’hui.

RD : Vous avez parlé de menaces. À quelles menaces avez-vous été confrontés ?

A.V. : À toutes les menaces possibles. L’année dernière, le président de notre conseil d’administration nous a plusieurs fois menacés de fermeture. Il nous a promis de faire de nous une radio musicale. Il a menacé de me licencier. Nous faisons face à des menaces économiques quand notre directeur général, nommé par l’administration du président, mène la station à sa ruine. Nous sommes menacés physiquement par le président Tchétchène Ramzan Kadyrov. Par exemple, je dois me déplacer avec des gardes du corps. Ma famille aussi.

Nous vivons dans ce nuage de menaces. La seule autre option serait d’arrêter de travailler ou de changer notre politique éditoriale. Ni l’un ni l’autre ne nous intéressent, nous continuons donc à travailler comme nous l’avons toujours fait.

Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio Ekho Moskvy. Crédit : RIA Novosti

RD : Une question sur vos actionnaires. Gazprom-Media, une organisation proche du pouvoir. On considère en général que les actionnaires « donnent le la » et définissent la politique d’information.

A.V. : La loi sur les médias interdit aux actionnaires russes de se mêler de politique éditoriale. De plus, selon les statuts d’Ekho Moskvy, la seule personne à pouvoir définir la ligne éditoriale de la radio est le rédacteur en chef. Les actionnaires peuvent me demander d’organiser telle ou telle interview, et je le ferai, évidemment. Je ne vois pas de raison de ne pas le faire. Ils peuvent exiger que la station de radio rapporte de l’argent, et je le comprends. Mais ils ne peuvent pas me demander de retirer quoi que ce soit. Ils ne peuvent pas non plus se mêler de notre politique éditoriale.

Repu00e8res

Gazprom-Media contru00f4le 66% du capital du2019Ekho Moskvy. Alexeu00ef Venediktov lui-mu00eame possu00e8de 13% des parts. Le reste des actions est partagu00e9 entre les journalistes de la radio.

RD : Selon vous, quels changements pourraient être provoqués lors des élections législatives de 2016 suite au départ de Vladimir Tchourov du poste de dirigeant de la Commission électorale centrale, remplacé par Ella Pamfilova ?

A.V. : L’un des objectifs de l’administration actuelle est de donner de la légitimité aux élections parlementaires à venir, et de ne pas provoquer à nouveau de protestations, comme après les élections falsifiées de 2011. Le remplacement de Tchourov est une tentative d’acquérir cette légitimité.

Contexte

Quand Vladimir Tchourov u00e9tait u00e0 la tu00eate de la Commission u00e9lectorale centrale, de nombreuses falsifications ont u00e9tu00e9 constatu00e9es aux u00e9lections lu00e9gislatives de 2011-2012, ce qui avait du00e9clenchu00e9 une vague de protestations. Pour les u00e9lections de 2016, la dirigeante du comitu00e9 sera Ella Pamfilova, du00e9lu00e9guu00e9e aux droits de lu2019homme de Russie, lu2019une des figures de proue de la mouvance libu00e9rale russe.

De plus, il faut prendre en compte le fait que ces élections ne comprendront pas de vote anticipé, ce qui avait alimenté les discussions sur les falsifications. Le vote anticipé a été rendu illégal. Dans les grandes villes, il y aura certainement de la vidéosurveillance, des caméras, choses qu’il n’y avait pas en 2011. 14 partis se sont enregistrés pour les élections, parmi eux les partis d’opposition Iabloko et Parnas. C’est toute une série de mesures de l’Etat, qui répond ainsi au défi de la place Bolotnaïa [point central des manifestations en 2011, ndt] : l’Etat essaie ainsi d’éviter des protestations en légitimant le processus.

La démission de Tchourov est un symbole, pas une vraie mesure. Les décisions ne sont pas prises par la Commission électorale mais par l’administration du président, et l’administration montre, par des décisions de la Douma (chambre basse du parlement russe) et par ce genre de changement de cadres que les élections de 2016 seront beaucoup plus légitimes que celles de 2011.

RD : Vous dites que le Kremlin s’efforce de réduire le risque de nouvelles protestations. Sont-ils si élevés aujourd’hui ?

A.V. : Je ne sais pas encore, car les protestations de la place Bolotnaïa avaient été provoquées par une action concrète, les falsifications lors des élections de 2011, lorsque la classe moyenne, frustrée de s’être fait littéralement voler sa voix, est sortie dans la rue à cause de ce vol. Cela signifie que si aujourd’hui, compte tenu de la situation économique plus difficile qu’elle ne l’était en 2011, les élections se tiennent de façon formellement légitime et ne sont pas aussi largement rejetées par la population, alors il n’y aura évidemment pas de protestations de ce genre.

RD : Parmi les économistes et certains politologues russes se répand l’opinion selon laquelle Poutine n’a pas de stratégie à long terme pour résoudre les problèmes et développer le pays. Qu’en pensez-vous ?

A.V. : Il a peut-être une stratégie, mais je n’en vois pas les effets. Une fois de plus, qu’entend-on par « stratégie » ? C’est une discussion philosophique. Si l’on parle du président Poutine, c’est un tacticien reconnu, très souple et assez brillant. Mais cela ne veut pas dire qu’il est efficace. Donc, si l’on me demande si les actions du pouvoir relèvent plus de la tactique ou de la stratégie, je répondrai : de la tactique.

Mais d’un autre côté, en imaginant le point de vue de Poutine et en le comprenant comme un point de vue impérialiste, il me semble que son objectif est le rétablissement du système mondial de Yalta et Potsdam [dans ce système, les deux superpuissances, l’URSS et les Etats-Unis, jouaient un rôle majeur dans la résolution des principaux problèmes internationaux, ndlr]. Dans ce sens, il a une stratégie. L’avenir nous montrera si cette stratégie est réellement efficace. Pour l’instant, ça ne marche pas très bien.

RD : Au plus fort de la crise ukrainienne, les élites politiques occidentales ont laissé entendre qu’un dialogue efficace avec la Russie et le rétablissement de relations normales ne seraient possibles que si Poutine quittait le pouvoir. Quand est-ce qu’un départ de Poutine serait possible ?

A.V. : Je ne vois pour l’instant pas de signes d’un éventuel départ de Poutine. Je pense qu’il se présentera aux élections présidentielles de 2018 et les remportera. Cela nous place l’horizon à 2024. Beaucoup de choses peuvent se produire pendant ce temps. Le rattachement de la Crimée s’est faite en un an. Qui aurait pu imaginer la Crimée, la Syrie, il y a cinq ans ? Si nous commençons à nous projeter huit ans dans l’avenir, il est difficile de savoir à quoi le monde ressemblera. C’est de la divination.

RD : Quels sont les principaux problèmes des élites politiques russes à l’heure actuelle ?

A.V. : Le problème, c’est leur retard sur la vitesse à laquelle le monde se développe, y compris leur retard technologique. C’est aussi l’impossibilité de changer d’élites politiques, et ceci est le problème principal. Ils pensent tous comme au XXe siècle. Tout le reste découle de ce problème principal. Si les gens ont 15 ou 20 ans de retard, tous les autres problèmes viennent de là.

RD : Le deuxième anniversaire du rattachement de la Crimée a été célébré en mars. Selon vous, est-il possible d’arriver à un quelconque compromis dans un avenir proche, ou bien ce problème durera-t-il encore longtemps ?

A.V. : C’est difficile à dire. Par exemple, l’annexion des pays Baltes par l’Union soviétique a duré 50 ans, jusqu’à l’effondrement de l’Etat. Aujourd’hui, le monde va plus vite, et un effondrement physique n’est pas nécessaire, mais si d’autres options existent, la Crimée restera sans doute longtemps dans la Fédération de Russie…

RD : Vous dites « longtemps ». Cela signifie-t-il que vous pouvez imaginer son retour dans le giron de l’Ukraine ?

A.V. : Je ne sais pas. Prenez un exemple. La terre la plus ensanglantée d’Europe, c’est l’Alsace : elle est passée dix fois de la France à l’Allemagne et inversement. Aujourd’hui, ça n’a aucune importance, car dans l’Union européenne il n’y a pas de frontières et une monnaie unique. La question n’a pas été désamorcée par l’appartenance territoriale, mais par le développement d’une Europe unifiée. Je pense que c’est sans doute ce chemin qui offre les meilleures chances de résoudre le problème. Bien sûr, il y a une autre solution : un référendum sous le contrôle international de l’OSCE. Mais il faut bien admettre que c’est la Russie qui remportera ce référendum.

Texte original en anglais disponible sur le site de Russia Direct. Russia Direct est un média analytique international spécialisé dans la politique étrangère.

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