Témoignages de l’époque de Pierre le Grand: les églises en bois de Carélie 

L’historien de l’architecture et photographe William Brumfield nous emmène en Carélie sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski. Dans cette région limitrophe de la Finlande, nous découvrirons grâce à eux la splendide architecture en bois du Nord-Est de la Russie.

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Kondopoga. Vue sud-est de l’église de la Dormition sur le lac Onéga. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (1863-1944) mit au point un procédé complexe pour obtenir des tirages aux couleurs vives et fidèles. Il eut l’idée d’utiliser son invention pour immortaliser la diversité naturelle, humaine et architecturale de l’Empire russe. Durant la dernière décennie de la monarchie russe, il prit de nombreux clichés de sites historiques

Sergueï Prokoudine-Gorski se rendit pour la dernière fois dans le nord de la Russie à la fin de l’été 1916, alors que la Grande Guerre faisait rage. Il avait alors été missionné par une commission d’État pour photographier la construction du chemin de fer vers le port de Muurman (Mourmansk) récemment construit pour recevoir l’aide militaire envoyée à la Russie par ses alliés occidentaux.

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Durant son séjour en Carélie, Sergueï Prokoudine-Gorski passa par la petite ville de Kondopoga et y photographia un ponton difficilement praticable d’où l’on chargeait sur des bateaux de transport le marbre exploité dans une carrière de la région. Il ne prit étrangement pas de cliché de l’église en bois de la Dormition voisine, l’une des plus remarquables du nord de Russie. Nous avons heureusement eu la chance de la photographier en 2000 avant sa destruction en 2018.

La Carélie est un pays de forêts, ce qui explique pourquoi l’architecture en bois y est traditionnellement fortement représentée. Si le site le plus visité est l’île-musée de Kiji, on trouve encore de nombreux monuments en bois dans la région de Kondopoga située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Pétrozavodsk.

Kondopoga. Quai Tokarski avec les rails utilisés pour l’acheminement de wagonnets chargés de marbre. Photographie prise par Sergueï Prokoudine-Gorski à l’été 1916.

Kondopoga est aujourd’hui une ville industrielle dont les usines de cellulose exploitent les riches ressources forestières de la région. La population de cette localité, la troisième de Carélie, décroît : elle est aujourd’hui passée sous la barre des 26 000 habitants. Elle est reliée au port de Mourmansk par la route et le chemin de fer.  

Origines de Kondopoga

Kondopoga fut fondée au tournant du XVIe siècle à l’endroit où la rivière Souna se jette dans le lac Onéga. La baie que dessinent les rives du lac est un site idéal pour la pêche et le commerce. À l’époque médiévale, Kondopoga était rattachée au territoire de Kiji. Tous les bâtiments, dont les églises, étaient construits en rondins de pin ou de sapin.

Kondopoga. Vue est de l’église de la Dormition détruite dans un incendie en août 2018. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Au XVIIIe siècle, Kondopoga connut une phase de croissance économique. La petite ville bénéficia de la découverte non loin de gisements de fer qui alimentaient les fabriques métallurgiques que Pierre Ier avait établies à Pétrozavodsk en 1703. Au milieu du XVIIIe siècle, on commença à exploiter intensivement les carrières de marbre près du village de Tivdia situé sur la rivière du même nom. À partir des années 1760, ce marbre était transporté jusqu’à Saint-Pétersbourg par le lac Onéga puis la Néva.

L’importance croissante de Kondopoga sous Catherine II permit certainement à la communauté de construire en 1774 la magnifique église en bois de la Dormition. S’élevant sur une bande de terre qui s’étire dans la baie de Tchoupa, sur le lac Onéga, l’église de la Dormition faisait penser à un phare que l’on voyait de très loin.

Église de la Dormition. Vue sud-ouest sur l’escalier couvert menant au vestibule. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Cette association avec un sémaphore était renforcée par le fait que l’église faisait 42 mètres de haut. Vers le sommet de cette structure octogonale en rondins de pin courait une frise crantée en forme de chevrons. Ces petits pignons n’avaient pas seulement une fonction décorative. Ils protégeaient aussi et surtout l’église de l’humidité excessive dans cette région qui est un véritable château d’eau. Une canule en bois sortait de chaque V : cette petite gouttière permettait d’évacuer loin des murs en bois l’eau qui s’était accumulée dans les V.

Église de la Dormition. Vue sud sur l’escalier couvert menant au vestibule et à l’entrée principale. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Au sommet de l’église s’élevait un toit pyramidal recouvert de bardeaux de bois et couronné d’un bulbe et d’une croix. On accédait à l’église en empruntant l’escalier adossé à la façade sud puis en traversant le vestibule ou réfectoire le long du mur ouest.

Décorations intérieures

Église de la Dormition. Réfectoire où des piliers massifs en rondins soutenaient le plafond. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

L’intérieur du vestibule était un espace ouvert dont les murs en rondins étaient ornés d’icônes. Les poteaux qui soutenaient la structure et divisaient le vestibule en sections étaient peints. L’entrée de l’église elle-même se faisait par des portes également peintes du côté ouest, qui laissaient donc entrevoir l’iconostase. Passer du vestibule au plafond bas dans l’église située sous la tour laissait une impression inoubliable. L’intérieur de l’église était éclairé par la lumière qui passait par les fenêtres et son chœur se trouvait derrière une iconostase à 4 rangs.

Église de la Dormition. Entrée menant à l’intérieur de l’église. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Le plafond en bois de l’église était peint. Ce « paradis » est caractéristique des églises en bois du Nord de la Russie. Ces plafonds sont des témoignages de l’architecture et l’art traditionnel de cette région. Ils ont la forme de polygones divisés par des poutres plates qui relient les murs à la clef qui se trouve au centre du plafond.

Iconostase de l’église de la Dormition durant des travaux de rénovation. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Ces paradis sont des plafonds qui ont de la profondeur. Leurs poutres sont donc inclinées et créent un arc auto-portant entre la clef au centre du plafond et les murs. Les panneaux peints ont la forme de triangles étirés.

Plafond peint (paradis) de l’église de la Dormition. L’un des archanges tenait l’icône miraculeuse du Seigneur. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Le nombre de ces triangles peut varier. Ceux du plafond de l’église de la Dormition de Kondopoga était au nombre de 16. Y étaient représentés des anges et les 4 premiers archanges. Sur la clef au centre, on voyait une église inhabituelle du Christ en prêtre devant un autel.

Intérieur de l’église de la Dormition. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Guerre et après-guerre

Kondopoga fut occupée par les Finnois, alliés des Allemands, du début du mois de novembre 1941 à la fin du mois de juin 1944. Si les usines de la ville furent saccagées, l’église de la Dormition, qui se trouvait en périphérie de la ville, fut épargnée. Un examen détaillé de son état et des travaux de conservation furent réalisés dans les années 1950.

Vue sud-est de l’église de la Dormition sur le lac Onéga. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Dans les années 1990, décennie durant laquelle elle fut rendue au culte, l’église de la Dormition fit l’objet de travaux de restauration. L’équilibre difficile à trouver entre la nécessité de la conservation de ce monument historique tout à fait unique et les besoins spirituels des fidèles qui y venaient depuis les quartiers résidentiels de Kondopoga nécessita la construction d’une autre église. En bois, plus spacieuse que la Dormition, l’église de la Nativité de la Vierge fut consacrée en 2009.

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Acte odieux de vandalisme

Vikchitsa sur le lac Pertozéro. Église de Saint-Alexis-de-Rome. Le cimetière attenant n’était déjà plus visible. Photographie prise par Sergueï Prokoudine-Gorski à l’été 1916.

L’église en bois de la Dormition de Kondopoga située au bord de l’eau (ce qui impliquait des mesures de conservation particulières) continua d’attirer des curieux jusqu’à la journée tragique du 10 août 2018. Elle périt entièrement dans un incendie criminel. Les icônes et le paradis, dont la valeur artistique et architecturale était inestimable, furent réduits en cendres. Un plan de reconstruction à l’identique établi grâce à une documentation minutieusement collectée a été approuvé. Mais la copie ne pourra jamais égaler l’original.

S’il ne photographia pas la Dormition de Kondopoga, Sergueï Prokoudine-Gorski prit des clichés d’autres églises en bois de la région de Kondopoga. Parmi elles, celle de l’église de l’icône de la Vierge de Kazan dans le village de Manselga. Son clocher qui s’élève au-dessus de son entrée ouest en fait une illustration parfaite de l’architecture des églises en bois de Carélie érigées aux XVIIIe et XIXe siècles.

Manselga. Vue sud-ouest du cimetière et de l’église de l’icône de la Vierge de Kazan. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Un autre exemple remarquable de l’architecture sacrée de la fin du XVIIIe siècle est l’église des Trois Prélats. Elle fut construite dans le village de Kavgora, dans le région de Kondopoga, puis déplacée sur l’île de Kiji.

Kiji. Chapelle des Trois Prélats, initialement construite dans le village de Kavgora. Photographie prise par William Blumfield le 13 juillet 1993.

Cette église à l’assemblage complexe, avec des planches décoratives aux extrémités sculptées et un haut clocher octogonal, domine l’ouest de l’île-musée de Kiji.

Comme l’église de la Dormition en avait un, celle des Trois Prélats a un vestibule couvert auquel on accède par un escalier. Ce choix architectural était dicté par la nécessité d’entrer et de sortir de l’église même lorsqu’il avait neigé en abondance.

La première ville de cure de Russie

Martsialnye Vody. Vue nord-ouest de l’église de l’apôtre Pierre. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Dans la région de Kondopoga, une église en bois s’écarte du modèle traditionnel de la région. Il s’agit de la petite église de l’apôtre Saint-Pierre à Martsialnye Vody (un jeu de mot entre « Minéralnye Vody » [eaux minérales], et le nom du dieu romain Mars).

Martsialnye Vody. Vue nord-est de l’église de l’apôtre Pierre. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Martsialnye Vody fut fondée par Pierre le Grand en 1719 sur le site de sources et l’on considère cette localité comme la première station thermale de Russie. Le tsar s’y rendit 4 fois entre 1719 et 1724.

Martsialnye Vody. Maison du gardien des sources thermales. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

La légende veut que l’église de Saint-Pierre ait été construite d’après un plan établi par le tsar lui-même. Son architecture hétéroclite se distingue par des éléments traditionnels et une coupole de style baroque.

Martsialnye Vody. Pavillon au-dessus d’une source thermale (fin du XIXe siècle). Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Après la mort de l’empereur en 1725, les eaux n’attirèrent plus les membres de la cour. Cette station thermale connut un renouveau à la fin du XIXe siècle puis en 1964.

Koncherzero. Maison en rondins avec balcon. (La grange à l’arrière a été détruite.) Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Les établissements de cure sont toujours ouverts et l’église de l’apôtre Saint-Pierre est un témoignage vivant de l’époque de Pierre le Grand.

Podgornaïa. Pavillon au-dessus d’une source sacrée. Photographie prise par William Blumfield le 4 juillet 2000.

Au début du XXe siècle, le chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski développa un procédé complexe de photographie en couleur. Il consistait en une triple exposition sur une plaque de verre. Entre 1903 et 1916, il parcourut l’Empire russe et prit plus de deux mille clichés. En août 1918, il quitta la Russie et s’établit en France. Il y retrouva une grande partie de sa collection de négatifs sur glace et treize albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendirent sa collection à la Bibliothèque du Congrès. Au début des années 2000, la Bibliothèque numérisa la collection Prokoudine-Gorski et la rendit accessible en ligne gratuitement. Plusieurs sites internet russes la présentent également. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield organisa à la Bibliothèque du Congrès la première exposition consacrée aux photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski. Lors de ses séjours en Russie depuis 1970, William Brumfield marcha sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski et visita les mêmes sites que lui. Dans cette série d’articles  sont juxtaposés les clichés de monuments architecturaux pris par les deux photographes à plusieurs décennies d’écart.

Dans cet autre article, William Brumfield vous emmène à la découverte de Chouchenskoïé, le village sibérien où Lénine a été exilé.

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