Rester ou partir :
les médias russes face à la loi sur les capitaux étrangers

Crédit : Vladimir Viatkin/RIA Novosti

Crédit : Vladimir Viatkin/RIA Novosti

L’année dernière, le président russe a signé une loi limitant à 20% la part autorisée de capital étranger dans tout type de médias russes. Conformément à cette loi, les propriétaires des médias ont jusqu’au 1er février 2017 pour « adapter » leur structure actionnariale aux nouvelles réalités ou quitter le marché. Les acteurs intéressés sont déjà en train de rechercher des solutions. Nous avons enquêté sur les changements attendus à l’issue de la période de transition.

La loi limitant à 20% la participation étrangère dans les médias, adoptée en octobre 2014, a été adoptée par la chambre basse du parlement en une semaine seulement. « L’objectif est clair – protéger la souveraineté nationale », déclarait le président de la Douma Sergueï Narychkine à propos du projet de loi. « Ceux qui possèdent l’information possèdent le monde », soulignaient ses autres auteurs.

L’un d’eux, le premier vice-président du Comité de la Douma pour la politique informationnelle, les technologies de l’information et les communications Vadim Denguine avait à plusieurs reprises déclaré aux médias qu’une « guerre de l’information était à l’œuvre », ladite loi étant par conséquent une question de sécurité de l’information. En outre, la loi se fixe pour objectif la désoffshorisation du marché des médias, car de nombreux médias sont administrés depuis les paradis fiscaux et il est parfois difficile de savoir qui se cache derrière, indiquait le député. 

Un délai arrivant à échéance au 1er février 2017 a été accordé aux médias ayant une participation étrangère afin qu’ils puissent mettre leur structure actionnariale en conformité avec les nouveaux amendements, mais ces derniers entrent en vigueur dès 2016.

Pratique mondiale ?

L’idée d’introduire de telles restrictions est avancée depuis longtemps. Un plafond de 50% pour la participation étrangère, instauré en 2012, était en discussion depuis 2001. La presse écrite avait finalement pu être exemptée de la loi qui ne concernait que les chaînes de télévision et de radio. La nouvelle version introduit un plafond de 20% pour tous les types de médias sous licence. Dans leur décision, les députés citent activement l’expérience internationale et ne s’attendent pas à ce que l’adoption des amendements conduise à un redécoupage du marché ou à la fermeture de certains projets. Par ailleurs, tous sont persuadés que les médias disposent de nombreux moyens de se mettre aux normes. « Par exemple, via la création d’une entité juridique russe et le fonctionnement sous franchise », déclarait Denguine à RIA Novosti en octobre 2014.

Pourtant,  Vassili Gatkov, membre du conseil d’administration de l’Union russe des éditeurs de presse périodique et membre du conseil d’administration de l’organisation mondiale des éditeurs WAN-IFRA, a souligné dans un entretien avec RBTH que « toutes les restrictions qui existent dans le monde à l’égard des médias sont très particulières et, nulle part (à l’exception de la Chine) ne revêtent un caractère totalitaire, c’est-à-dire s’appliquant à tout le spectre des médias ». Ainsi, la référence à l’expérience mondiale témoigne d’une vision erronée de l’organisation des systèmes médiatiques internationaux et du principe de souveraineté de l’information, assure Gatkov. L’année 2014 a marqué un tournant en raison de la situation en Ukraine et de la « peur désormais tout à fait schizophrénique d’une révolution orange », estime l’expert. Par conséquent, indique-t-il, « on a décidé d’évincer du marché ceux avec qui il était impossible de se mettre d’accord ».

Chute vertigineuse

Entre l’introduction des amendements et la signature de la loi par le président, la capitalisation du suédois ModernTimesGroup (propriétaire des chaînes de télévision TV 1000, ViasatHistory, etc., diffusées notamment en Russie) à la bourse de NASDAQ OMX a chuté de 20%. Les actions de leur actionnaire majoritaire, le holding médiatique STS Media (enregistré dans l’Etat du Delaware, Etats-Unis) ont atteint fin 2014 leur niveau le plus bas de ces cinq dernières années et ne valaient plus que $4.78 au NASDAQ (une chute de 64% par rapport à début 2014).

Par ailleurs, les autres compagnies russes spécialisées dans le secteur des TMI (télécoms, médias, IT) ont connu un recul similaire, mais à cause de la crise économique, nous a expliqué le représentant d’un holding médiatique à participation étrangère qui a souhaité garder l’anonymat. « Actuellement, de nombreux acteurs recherchent une solution optimale pour leurs actionnaires. Mais nous sommes sous la loupe de tout le monde - des régulateurs américains et russes et des investisseurs – ainsi, la divulgation prématurée d’informations est lourde de conséquences », a-t-il ajouté. 

Le service de presse de STS Media nous a expliqué que l’adoption des amendements « crée une incertitude considérable » pour le holding et ses actionnaires. Parmi les alternatives potentielles, le holding étudie la restructuration de l’entreprise, la mise en franchise ou sous licence des structures, la réorganisation du capital et la vente d’une partie des actifs, pouvant aller jusqu’à la cession totale. Le choix n’est toutefois pas encore arrêté. « Si le conseil des directeurs décide de vendre l’entreprise, rien ne garantit que la transaction se fera dans des conditions acceptables », précisent les représentants de STS Media. « La valeur des actions de notre groupe pourrait continuer à baisser, et vous pourriez perdre tout ou grande partie de vos investissements ».

Les solutions existent 

Formellement, les actionnaires ont effectivement des solutions à leur disposition, et celles-ci ne sont pas si limitées, car la loi « se distingue par de grandes négligences dans ses énoncés », nous a expliqué le partenaire de l’Union d’avocats spécialisés dans les médias Fedor Kravtchenko. La limitation à 20% de la participation étrangère ne s’applique qu’aux compagnies agissant comme rédactions ou fondateurs des médias, mais ne concerne pas certains autres acteurs juridiques comme, par exemple, les éditeurs. Cela signifie que le propriétaire étranger peut vendre ses tirages au détail ou via des abonnements, vendre toute la publicité dans ce média, ce qui revient dans les faits à concentrer entre ses mains tous les flux financiers et tous les revenus de ce média, explique Kravtchenko.

Par ailleurs, il estime que la marge de manœuvre des propriétaires étrangers dans les nouvelles conditions est surtout limitée par les énoncés vagues de la loi, tels que l’inadmissibilité du « contrôle indirect » des médias russes de la part des étrangers. Kravtchenko estime que cela laisse champ libre aux instances chargées de l’application de la loi. « Si, par exemple, Forbes cède le droit d’utilisation de sa marque commerciale à un éditeur russe, cela lui permettrait-il de contrôler « indirectement » la rédaction ? Bien sûr. Le propriétaire de la marque commerciale qui a dépensé de l’argent pour développer la marque voudra garder la possibilité de contrôler le respect de ses standards par la rédaction russe », explique le juriste. « Pourtant, même ce contrôle indirect peut être considéré par le pouvoir comme une violation de la loi, s’il le souhaite », ajoute  Kravtchenko.

« Nous assistons déjà à une redistribution de la propriété dans le domaine de la presse écrite », souligne Fedor Kravtchenko. Selon ses estimations, au moins un tiers des grands propriétaires étrangers décidera de ne pas s’impliquer dans ces jeux. Les autres choisiront de s’adapter au nouveau contexte.

« D’après ce que j’ai entendu dans mes conversations avec mes collègues, personne dans l’édition n’a l’intention de quitter la Russie. La presse a pour le moment envie d’y rester », a déclaré Victor Chkoulev, président du holding média Hearst Shkulev Media, dans un commentaire pour RBTH. Il explique toutefois que cet optimisme n’est pas partagé par les projets télévisés. Quant à Hearst Shkulev Media, d’après Victor Chkoulev, le holding est « en passe de mettre la structure en conformité avec la loi », et « sera prêt à travailler selon les nouvelles règles ». 

 

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