Agents étrangers : les analystes indépendants dans la ligne de mire

Devant le siège moscovite de l'ONG russe Memorial (Crédit photo : AP)

Devant le siège moscovite de l'ONG russe Memorial (Crédit photo : AP)

Les centres analytiques russes indépendants spécialisés dans les études de politique extérieure et financés depuis l’étranger pourraient être enregistrés en tant qu’agents étrangers par le ministère de la Justice du pays. Les experts interrogés par RBTH sont convaincus que la Russie a besoin d’analystes indépendants et de défenseurs des droits de l’homme, mais qu’il est important d’assurer des conditions optimales pour leurs activités.


En juillet 2014, cinq organisations – l’association Agora, la fondation Verdict Public, le centre de défense des droits de l’homme Memorial,  le groupe pour la défense de l'environnement Ekozachita, ainsi que l’ONG indépendante Avocats pour la liberté et les droits constitutionnels (Jurix) – ont été classés en tant qu’« agents étrangers » par le ministère de la Justice. En septembre, le centre des recherches politiques PIR-Center, spécialisé depuis de nombreuses années dans les études dans le domaine de la politique extérieure, a également été placé sur la liste du ministère. La décision a surpris les collaborateurs du centre, tout comme les politologues russes au fait de ses activités.

En mai 2014, PIR-Center avait proposé au ministère russe des Affaires étrangères de créer un fonds de soutien aux études de politique extérieure. Son objectif – remplacer les financements étrangers des organisations non gouvernementales spécialisées dans ce domaine par des financements russes. L’idée a été soutenue par d’autres ONG de recherche ainsi que par une série de politologues russes.


En Russie, il existe déjà le Fonds de soutien de la diplomatie publique A.M.Gortchakov, financé par le ministère russe des Affaires étrangères. Il est spécialisé dans la promotion des intérêts politiques du pays à l’étranger, notamment via des programmes sociaux, culturels, éducatifs et scientifiques dans le domaine des relations internationales, et accorde des bourses pour leur réalisation à d’autres ONG. Toutefois, l’activité du Fonds fait souvent l’objet de critiques en raison de l’orientation pro-gouvernementale de l’organisation. Ainsi, Vladimir Orlov, directeur de PIR-Center, estime que le Fonds Gortchakov réalise des projets ciblés sans l’appui général des centres de recherches indépendants. De ce fait, les événements financés n’apportent pas les résultats escomptés.


Dans ce contexte, Nikolaï Zlobine, politologue et président du Center on Global Interests à Washington, explique le problème des centres analytiques indépendants en Russie par l’absence de législation en matière de lobbying : « Dans la pratique mondiale, les lobbyistes sont considérés comme des organisations commerciales. Les ONG sont exemptées d’impôt, même si elles reçoivent des financements étrangers, car, contrairement aux lobbyistes, ils ne font pas la promotion des intérêts des États étrangers. Ce n’est pas tant les sources de financement qu’il convient d’encadrer par la loi, mais la nature de l’activité des organisations ».


De son côté, Fedor Loukianov, président du Conseil pour la politique de sécurité et de défense, estime qu’à fin d’établir des relations de confiance entre toutes les parties intéressées – le pouvoir, les ONG et les donateurs étrangers, l’État pourrait devenir une source de financement des centres de recherche indépendants.


Théorie et pratique de la défense des droits de l’homme


Les ONG russes de défense des droits de l’homme, les premières à avoir été inscrites en tant qu’agents étrangers par le ministère de la Justice, contestent cette décision auprès des tribunaux depuis l’entrée en vigueur  de la loi sur les ONG en novembre 2012.


« Nous présentons nos candidatures à des concours pour les bourses internationales dans les mêmes conditions que les ONG dans d’autres pays. C’est une pratique mondiale normale qui ne signifie absolument pas que le financement étranger nous oblige automatiquement à travailler pour un État étranger. Dans les organisations publiques, il existe le principe tacite consistant à limiter le financement par chaque source à 30 %, pour préserver son indépendance », explique Natalia Taoubina, directrice de la fondation de défense des droits de l’homme Verdict Public, inscrite par le ministère de la Justice en tant qu’agent étranger en septembre 2014.


En septembre 2014 également, le tribunal municipal de Moscou a statué que l’association Golos, spécialisée dans le monitorage des élections dans les régions russes et classée « agent étranger » par le ministère n’en était pas un : « La procédure d’exclusion du registre du ministère n’est spécifiée dans aucune loi et malgré la décision du tribunal, nous figurons toujours sur la liste », explique Gregory Melkoyants, co-président du Conseil de l’Organisation civile de défense des droits et des libertés Golos.


Le 10 octobre, le ministère de la Justice a saisi la Cour suprême afin de dissoudre le centre de défense des droits de l’homme Memorial. Le ministère ne précise pas la raison de la demande de dissolution de Memorial. Alexandre Tcherkassov, président du Conseil de cette ONG (inscrite également en tant qu’agent étranger) nous explique qu’il s’agit pour lui d’une « décision politique ». Il estime que « l’État ne doit pas intervenir dans les activités des associations et doit les gérer en leur accordant des bourses nationales ».


Les étrangers frileux en matière de financements


Les collaborateurs des centres d’analyse et de défense des droits de l’homme interrogés par RBTH s’accordent à dire que la loi sur les ONG a généré une certaine frilosité chez les donateurs étrangers : « Les étrangers estiment que, tôt ou tard, toutes les ONG russes disparaîtront, et qu’il est donc inutile de leur donner de l’argent », explique Alexandre Tcherkassov.
Natalia Taoubina, directrice de la fondation Verdict Public, nous explique que depuis l’inscription au registre du ministère de la Justice, il est plus difficile de travailler avec les structures russes, la situation étant à peu près inchangée concernant les donateurs étrangers : « Pendant longtemps, nous avons organisé des sessions de formation avec les enquêteurs dans les régions russes. Aujourd’hui, on nous empêche de le faire ».


En mai 2013, le Bureau du procureur général russe a également conduit une inspection au sein du centre analytique Levada et a trouvé des financements étrangers. Pour le moment, le Centre Levada n’est pas encore officiellement inscrit au registre du ministère. L’étiquette « agent étranger » pourrait également être octroyée au Carnegie Moscow Center, à l'Association russe des sciences politiques, au fonds New Eurasia, à l'Association russe des hautes études internationales, à la New Economic School, ainsi qu’à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie. 

L’ONG Organisation civile de défense des droits et des libertés Golos est spécialisée dans le suivi des élections. Fondée en 2000. En juillet 2013, Golos a été inscrite en tant qu’agent étranger : ses membres ont créé une nouvelle structure, le Mouvement pour la défense des droits des électeurs Golos.


L’ONG Organisation internationale volontaire et publique « Memorial, société historique, éducationnelle, caritative, pour la défense des droits de l'homme » est spécialisée dans les recherches sur les répressions politiques en URSS, les activités éducatives et la défense des droits de l’homme. Fondée en 1989. En juillet 2013, le ministère de la Justice a inscrit Memorial en tant qu’agent étranger.


L’ONG Verdict Public fournit une assistance juridique de défense des droits de l’homme aux personnes ayant subi des abus de la part des forces de l’ordre. Fondée en 2004. Inscrite au registre des agents étrangers en septembre 2014.


Centre Levada – principale organisation non-gouvernementale russe de recherches sociologiques et de sondages indépendants qu’elle réalise pour son propre compte, ainsi que sur demande. Fondée en 1987. Le centre porte le nom du sociologue russe Youri Levada (1930 – 2006).


La loi sur les ONG, adoptée en 2012, oblige les ONG impliquées dans des activités politiques et bénéficiant de financements étrangers à se déclarer en tant « qu’agents étrangers » et à être inscrites dans registre spécial. Les ONG — agents étrangers doivent indiquer leur statut lors des publications des documents sur Internet et dans la presse.

 

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