Salle de classe dans une école russe à Sébastopol. Crédit : Sergueï Savostianov/RG
« Langue double amène grand trouble », écrivait Benjamin Franklin. C’est ce qu’ont dû penser les députés ukrainiens juste après le départ du Président Viktor Ianoukovitch fin février dernier. Leur première décision a été de supprimer le droit des régions d’adopter le russe comme seconde langue officielle. Ils ont en fait ouvert la boîte de Pandore. Des millions d’Ukrainiens dont le russe est la langue maternelle ou préférée se sont offensés, nourrissant les tendances pro-russes en Crimée et dans l’est du pays.
1 Plus de 140 millions d’habitants en Russie et 300 millions en ex-URSS utilisent le russe comme langue de communication.
2 Le russe est une des six langues officielles utilisées à l’ONU et à l’UNESCO. La Russie siège au Conseil de l’Europe.
3 La Russie, marché en pleine expansion, représente des besoins en spécialistes russophones dans tous les secteurs.
4 Connaître le russe facilite l’accès aux autres langues slaves. Le russe demeure la « lingua franca » des pays de l’Est.
5 Nombre d’écrivains, de philosophes et de savants mondialement célèbres ont écrit ou écrivent en russe.
Le « grand trouble » ne vient pas de l’incompréhension, car la quasi-totalité des Ukrainiens comprennent les deux langues et une large majorité est bilingue. Le degré d’intelligibilité mutuelle entre les deux langues est élevé, aussi bien sous forme orale qu’écrite. La langue russe domine dans le bassin du Donbass (sud-est), dans les grandes villes sous la ligne allant de d’Odessa à Kharkiv, et en Crimée. Au nord et à l’ouest de l’Ukraine, ainsi que dans les campagnes, la langue ukrainienne est prépondérante. Selon un sondage réalisé en 2010 par Research & Branding Group, l’ukrainien est la langue maternelle de 65% des habitants du pays, contre 33% pour le russe. Mais ce sondage souligne aussi un paradoxe. La maîtrise de la langue russe est supérieure à celle de l’ukrainien. Et pourtant l’usage de celui-ci est préféré par 46% de la population contre 38% pour le russe. Dans le discours public, cela se traduit par une complainte généralisée des Ukrainiens à l’endroit des hommes politiques, accusés de mal parler la langue nationale. Il est notoire que Viktor Ianoukovitch et son ancien premier ministre Nikolaï Azarov s’expriment mieux dans la langue de Pouchkine que dans celle du poète ukrainien Taras Chevtchenko.
Mais c’est aussi vrai des dirigeants nationalistes ukrainiens comme l’ancien premier ministre Ioulia Timochenko ou l’ancien boxeur Vitali Klitchko, respectivement originaires de Dniepropetrovsk et de Kiev. Ce dernier a prononcé à plusieurs reprises des discours en russe devant des milliers de militants nationalistes réunis à Maïdan, au plus fort de l’insurrection de février dernier.
Des écrivains ukrainiens mondialement connus comme Andreï Kourkov écrivent en russe, ce qui exaspère les nationalistes. Prônant une forme locale de jacobinisme, ces derniers militent pour un statut dominant de la langue ukrainienne, laquelle serait « menacée » par l’hégémonie du russe.
« Il n’est pas question d’interdire le russe ni de porter atteinte aux droits individuels », tempère Artiom Loutsak, un responsable du mouvement nationaliste « Pravi Sektor » dans la région de Lviv. D’ailleurs, « tous les peuples d’Ukraine ont le droit de parler leur langue, mais ils doivent aussi parler l’ukrainien, qui est la langue du peuple titulaire [de la souveraineté, ndlr] ».
Coupure géographique et division linguistique exacerbées par la politisation et la tentative de rapprochement avec l’UE
L’expert ukrainien Alexandre Kava, lui-même originaire de Ternopil dans l’ouest de l’Ukraine, estime que les divisions autour de la langue viennent de l’intolérance du gouvernement. « La politique d’État [en matière de langues, ndlr] est dominée par les Ukrainiens de l’Ouest, qui considèrent leur point de vue comme le seul correct. Cette approche n’a pas conduit à la consolidation du pays, car les habitants de Crimée et d’autres régions du sud-est se sont sentis traités comme des citoyens de seconde zone, parlant la ‘mauvaise langue’ ».
Le
conflit autour du langage s’est rapidement politisé après l’arrivée au
pouvoir en 2005 de forces politiques favorables à un rapprochement avec
l’Union européenne.
Cette politique proactive a déjà porté ses fruits. Il y a encore dix ans, le russe dominait à Kiev, la capitale de l’Ukraine.
Aujourd’hui, c’est le contraire. Les dialogues bilingues sont
fréquents. Par exemple : un locuteur A initie une discussion en russe,
tandis que son interlocuteur B choisit de répondre en ukrainien.
Imposition théorique de l’ukrainien dans l’affichage, liberté relative dans les médias
Autre phénomène purement ukrainien, le « sourjyk », un sociolecte du nord-est de l’Ukraine, mélange les deux langues et est parlé par plus de 20% de la population. La télévision ne diffuse désormais qu’en ukrainien, mais il arrive qu’un invité à l’antenne choisisse de s’exprimer en russe.
La loi stipule que tous les affichages (publicités, panneaux d’information, signalisation diverse) doivent être en ukrainien. Mais dans la cage d’escalier d’un immeuble, on lit souvent des messages en russe (par exemple : « l’ascenseur est en panne », etc.).
Dans une proportion de 60%, les chansons diffusées à la radio sont en russe. Les films russes diffusés en salle ou à la télévision doivent être sous-titrés ou doublés en ukrainien.
En revanche, la presse écrite reste un espace de liberté. L’un des principaux quotidiens du pays, Segodnya, n’existe qu’en russe, tandis que d’autres titres tirent dans deux éditions distinctes (russe et ukrainien) ou uniquement en ukrainien. Il est difficile de trouver des livres ou des journaux en ukrainien dans le sud-est du pays, tandis qu’à l’inverse, on ne trouve pas de presse en russe dans l’Ouest du pays.
« On n’habite pas un pays, on habite une langue », philosophait Emil Cioran. En refusant la cohabitation avec les russophones, les nationalistes ukrainiens prennent le risque d’habiter bientôt dans un pays rétréci.
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