Je demande à Guéra quand est-ce qu’elle a vu maman pour la dernière fois, elle répond : « Je ne me rappelle plus ». Crédit photo : Vladimir Teleguine / Ria Novosti
À neuf heures du matin, Piotr Verzilov charge des gros bahuts dans le coffre de ma voiture, dans la cour de l’hôtel de Zoubova Poliana où nous avons tous passé la nuit, lui, sa fille de quatre ans Guéra, son beau-père Andreï Tolokonnikov et moi.
D’abord je déplace ma voiture un peu plus loin de l’entrée du bâtiment, pour que Verzilov soit obligé de faire une petite course, devant les caméras de la télévision allemande. « C’est la sixième fois que je tourne cette scène avec le chargement du coffre », constate Verzilov. Les journalistes allemands tentent d’interviewer Guéra. La fillette pince les lèvres et répond en hochant la tête : oui, elle me manque, oui, j’aimerais voir maman plus souvent.
À la question, où nous allons tous nous rendre, elle finit par répondre : « Voir Nadia ». La dernière fois que Guéra a vu Nadejda Tolokonnikova, qui purge sa peine au camp de redressement 14, à 40 km de là, c’était l’an dernier, à Moscou, dans la prison de détention préventive.
Je lui demande quand est-ce qu’elle a vu maman pour la dernière fois, elle répond : « Je ne me rappelle plus ». Je lui demande pourquoi maman est en prison. Guéra hausse les épaules : « Je sais pas ». À cause de qui ? Nouvel haussement d’épaules : « Poutine ».
La captivité, c’est la perte du droit de choisir sa société. Andreï Tolokonnikov, le père de Nadejda, a déjà passé une journée entière et une nuit en la compagnie de son beau-fils Verzilov, il reste encore 24h, et on sent qu’il a du mal. Nadejda vit avec une brigade de 40 femmes, divisée en deux groupes : celles qui ont été condamnées selon l’article 228 (drogue) et celles qui l’ont été pour l’article 105 (meurtre).
La seule autre détenue de cette prison qui vient du même monde que Tolokonnikova, qui a lu les mêmes livres et journaux, arpenté les mêmes rues, c’est Evguenia Khasis, condamnée à 18 ans de réclusion pour l’assassinat de l’avocat Stanislav Markelov et de la journaliste Anastassia Babourova (Novaïa Gazeta).
Pendant l’entrevue, Tolokonnikova parlera surtout des femmes qui l’entourent dans le camp. La seule fois où je perçois une note pas tant de reproche, mais de légère envie, dans la voix de Verzilov, c’est quand il me racontera que l’autre membre des Pussy Riot, Maria Alekhina, détenue dans un camp à Perm, a été placée en « lieu sûr », c’est-à-dire dans une cellule en solitaire, et n’a donc pas besoin d’établir de relations avec ses codétenues.
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Sur la route vers le camp 14, Verzilov commente, avec une certaine dose de fierté, les attractions locales. C’est le Doubravlag, avec la plus grande densité de pénitenciers en Russie. Nous dépassons un panneau rouillé : « Zone surveillée. Interdiction de passer sans s’arrêter ». Mais pas de check-point…
Plus loin, un camp pour hommes à régime sévère, de part et d’autre de la route, et un pont revêtu de tôle de tous côtés pour faire circuler les prisonniers. Et puis encore un camp pour les hommes, puis pour les femmes, et puis une longue portion de route sinistre, bordée d’une forêt plate et monotone. Enfin, le village Partsa, où se trouve le camp 14.
Derrière la haute palissade blindée s’élève une église imposante (dans les années 1990, des églises ont été construites dans tous les camps), et une immense affiche, recouvrant entièrement le mur d’un bâtiment, avec le portrait d’une fillette. En dessous, on peut lire, explique Verzilov : « Vos proches vous attendent ».
À côté de l’entrée, une maisonnette fraichement construite pour les entrevues. On soupçonne qu’elle a été élevée à cause de Tolokonnikova et des journalistes qui défilent ici. On y trouve même une chambre d’enfant avec un petit lit, des Lego et un fauteuil à bascule.
Dans le bâtiment principal, un petit stand intitulé « Les ascenseurs sociaux » explique, grâce à un schéma clair, que les « transgresseurs impénitents » et les « prisonniers avec des caractéristiques positives » n’ont pas le même destin. Un grand stand d’information présente, parmi d’autres documents, des notes édifiantes sur les effractions, en l’occurrence deux tentatives de faire passer des téléphones portables pendant l’entrevue, ce qui a couté aussi bien le téléphone que l’entrevue.
Sur le mur opposé, d’un écran plasma, une employée du Système pénitentiaire (FSIN) en uniforme récite des extraits du Code pénal. La lecture prend vingt minutes, et à la fin de notre attente nous connaitrons ces règles par cœur. Dos à l’écran, Verzilov dresse une liste de tout ce que contient le paquet qu’il va transmettre : fruits, médicaments, linge de lit (qui doit être absolument blanc, sans le moindre motif). La lingerie, elle, en revanche, doit impérativement être noire.
L’employée du FSIN sur l’écran récite d’une voix monotone la liste des objets interdits : « …feutres, crayons de couleur, papier carbone ». Autant d’outils potentiels d’évasion… Dans la salle de jeu, Guéra et son grand-père Andreï construisent une prison : des cubes pour les murs fortifiés, une bassine retournée pour l’un des bâtiments, une grande pyramide en guise d’église, et un gros poupon nu dans le rôle du gardien de prison.
Ensuite ils approchent un camion de pompiers sous les murs, étendent l’échelle vers la pyramide et de petits canards jaunes aident les figurines, Nadia et ses copines, à s’évader de la prison. Après Guéra jettera un gros ballon rouge sur cette construction, jusqu’à ce qu’elle s’écroule complètement.
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Toutes les procédures préliminaires prennent près de trois heures, et Verzilov, Tolokonnikova et Guéra ne se retrouvent que vers 13h. À 16h, c’est terminé.
Ils ont obtenu près de deux heures et demie sur les quatre autorisées une fois tous les deux mois. Ils ont passé tout ce temps dans la cafétéria, raconte Verzilov, qui est la fierté non seulement du camp 14 mais de tout le système pénitentiaire de Mordovie, on l’a même montré à la télé.
Guéra est restée tout le temps sur les genoux de sa mère. Ils ont tous joué au jeu de société « Trouve le Mort-vivant », mais les adultes décrochaient souvent de la partie, tandis que Guéra trichait…
Bilan : près de 11 heures de voiture entre Moscou et la Mordovie, une courte nuit à l’hôtel, deux heures et demie d’entrevue, et nous reprenons la route pour parcourir les 500 km qui nous ramèneront à Moscou. Guéra, après avoir supporté héroïquement la détresse et l’attente des dernières 48 heures, commence à faire des caprices, elle crie, jure, exige d’être ramenée à l’hôtel, et chez mamie, et chez maman.
Andreï Tolokonnikov répond symétriquement en accusant la gamine d’être un « enfant pourri-gâté ». Verzilov essaye de me raconter l’entrevue, mais s’interrompt sans cesse pour l’un de ses deux téléphones, puis il se plonge dans son écran d’ordinateur, en oubliant ce qu’il disait. De toute façon il n’a pas très envie de parler, parce qu’il n’y a pas grand-chose à raconter.
Bientôt il transformera ses impressions en bobards : sur la prisonnière qui, à ce qu’on raconte, a mangé son amant ; sur celle qui a attendu quatre ans que son homme sorte de prison, mais au bout de deux semaines l’a coincé au lit avec une autre et les as poignardés tous les deux ; et sur celle qui reçoit des visites des parents de son mari qu’elle a assassiné…
Mais maintenant, tout le monde est fatigué, personne n’a eu ce qu’il voulait et personne n’a la force de faire semblant que tout va bien. Pendant le trajet, Verzilov reçoit une lettre d’Alekhina : elle semble un peu vexée qu’il présente sa vie au camp comme si elle vivait dans un sanatorium.
Le lendemain, un vendredi, on apprendra que Nadejda Tolokonnikova va être placée en cachot punitif parce qu’elle aurait circulé dans l’espace du camp sans escorte. Cette sanction tombe le dernier jour ouvré de la première moitié de son terme, ce qui veut dire qu’elle va certainement être privée de la possibilité d’obtenir une libération anticipée.
Et lundi, le 4 mars, cela fait un an depuis l’arrestation de Tolokonnikova et Alekhina. Et Guéra a cinq ans.
Paru sur le site de Bolchoï Gorod le 4 mars 2013.
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