Derrière la « nationalisation des élites »

Dessin de Niyaz Karim

Dessin de Niyaz Karim

Vladimir Poutine a réalisé un pas de plus sur le chemin de ce qui a été surnommé la « nationalisation des élites ». Il a signé des décrets instituant une procédure de dépôt de déclarations des revenus et des dépenses pour les fonctionnaires publics. Avant le 1er juillet de cette année, ces derniers devront, s'ils en possèdent, se débarrasser de leurs actions étrangères, comptes bancaires et autres avoirs hors des frontières russes. Les fonctionnaires seront en outre tenus de déclarer tout achat important (évalué à plus de trois salaires annuels), réalisé pour soi-même, les conjoints et les enfants mineurs.

Le contrôle de l'application de ces mesures n'a pas été délégué par Poutine à la Chambre des comptes, ni au Parquet, à la Commission d'enquête ou même au FSB, mais à sa propre administration, incarnée par le Bureau du Conseil présidentiel pour la lutte contre la corruption, dirigé par Sergueï Ivanov. De toute évidence, M. Poutine n'accorde une pleine confiance à aucune de ces structures et ne veut pas les transformer en « super-organe » de nettoyage de la bureaucratie.

Ces mesures ont déjà suscité des commentaires controversés. Certains évoquent les « failles » qui persistent dans la loi pour les fonctionnaires corrompus. Ainsi, la propriété privée et les comptes à l'étranger peuvent toujours être portés au nom de sociétés-écrans. La propriété des sociétés détenues par les conjoints ou les enfants des fonctionnaires n'est soumise à aucun contrôle. Au fil du temps, il se pourrait que l'on découvre d'autres lacunes de la loi.

Tout cela soulève des questions sur les causes de la retenue du président. D'une part, M. Poutine a réalisé un pas tout à fait logique pour un politicien, en répondant à l'état d'esprit général qui prévaut dans le pays. Selon le Centre de sondage Levada, 46% des Russes estiment que la lutte contre la corruption devrait être l'objectif principal de Poutine (seule l'exigence d'« assurer la reprise économique » bénéficie d'une plus grande approbation, 53%). D'autre part, le président ne peut pas ignorer les limites de sa marge de manœuvre.

Plus des deux tiers de la population approuve les mesures visant à empêcher les fonctionnaires d'avoir des comptes et des biens à l'étranger. Le peuple estime généralement qu'une partie importante de la bureaucratie russe lie son avenir et celui de ses enfants principalement avec l'Occident : ils y ont des comptes, y vont pour se reposer, ils y vivent souvent avec leurs familles, leurs enfants y étudient. De son côté, la direction du pays croit fermement que la possession d'actifs à l'étranger par les fonctionnaires les rend vulnérables à l'influence étrangère et même au chantage, ce qui mine la souveraineté du pays et sa capacité à poursuivre une politique étrangère indépendante.

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Il semblerait que la population soit favorable à des mesures encore plus dures – interdire aux fonctionnaires de se rendre à l'étranger sans besoin particulier et de s'y soigner, proscrire à leurs enfants d'y étudier. 50% des Russes estiment que la dissimulation de biens immobiliers par les députés et les fonctionnaires doit faire l'objet de poursuites pénales. Encourager un tel état ​​d'esprit peut mener très loin – une partie de la population soutient que l'on fusille les fonctionnaires ou que leurs biens soient confisqués. Mais Poutine ne souhaite pas l'apparition de « gardes rouges », ni de purges massives souvent suivies par l'anarchie générale. La Russie a déjà eu l'expérience des répressions à grande échelle de représentants de l'appareil d'Etat à l'époque de Staline. Poutine ne veut clairement pas d'une telle campagne.

Poutine ne compte pas organiser une révolution dans l'appareil d'Etat. Un tour de vis brutal pourrait provoquer une agitation politique susceptible de déstabiliser le pays pour longtemps. En outre, les démarches révolutionnaires exigeront la création d'un organe ou de structures constituées de personnes sans compromis, impitoyables et sans aucun lien avec le système, dépendant uniquement du président. On ignore où il serait possible de recruter à grande échelle de telles personnes, et ce qui garantira qu'elles seront totalement honnêtes et incorruptibles. Adopter de telles mesures signifie prendre un risque politique considérable, sans aucune certitude que vous ne serez pas victime d'une conspiration. Le président Poutine a choisi un chemin différent, la voie du compromis ; c'est peut-être la plus fiable.

Le président envoie à la « nomenklatura » un message très clair : les règles ont changé, la permissivité passée basée sur le contrat tacite « permission de voler contre loyauté politique » a vécu. En outre, chacun obtiendra une chance et du temps pour s'adapter aux nouvelles circonstances. Le refus de jouer selon les nouvelles règles se traduira non par le peloton d'exécution, mais uniquement par un limogeage, une possibilité de sortir de la fonction publique pour s'adonner à une autre activité.

Même si, comme le prévoient les sceptiques, la loi fonctionnera au départ de manière sélective (c'est l'opinion de 41% des Russes interrogés par le Centre Lévada), il s'agit d'un pas dans la bonne direction. Après l'apparition des premières victimes, les fonctionnaires commenceront à craindre que personne dans ce nouveau contexte ne soit à l'abri de sanctions pénales, et redouteront d'être les prochains sur la liste. Il est également important que la société elle-même soit encouragée à participer à la détection de la corruption. La récente série de démissions retentissantes de députés et de sénateurs après la publication de révélations sur Internet montre que de telles démarches ont cessé d'être inutiles. Le chef de l'administration présidentielle Sergueï Ivanov a déjà déclaré que ceux qui dénoncent des faits de corruption pourront compter sur la protection du gouvernement. On lance ainsi un mécanisme grâce auquel les subordonnés directs d'un chef corrompu pourront cesser de craindre des représailles.

En réalité, le principal mécanisme de lutte contre la corruption est l'activité de la société. Si cette dernière croit dans le sérieux des intentions de l'État, et les soutient non seulement en paroles mais aussi en actes, le succès de cette lutte sera tôt ou tard assuré.

Gueorgui Bovt est analyste politique.

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