Dmitri Smolev
RBTH

La photographie soviétique :
de la révolution bolchevique à la Perestroïka

RBTH rappelle les principales étapes de la formation de l'art photographique de la Russie soviétique
Le terme « photographie soviétique » revient fréquemment dans les publications internationales consacrées à la culture du ХХe siècle. Toutefois, ce terme nécessite à chaque mention d'être précisé et explicité, car la période qu'il englobe est beaucoup trop longue et s'étend sur plus de 70 ans.

En 1917, année de la victoire de la révolution d'Octobre en Russie, les technologies photographiques y étaient utilisées depuis plus d'un demi-siècle déjà. La révolution a rapidement bouleversé l'organisation sociale, mais bien des choses se déroulaient par inertie, comme auparavant, notamment dans le domaine de la photographie. Les maîtres d'avant la révolution utilisaient les équipements coutumiers, les genres familiers restaient en vogue. Parmi ces derniers, le reportage, propulsé au rang du
« genre principal » au milieu des années 1920, connut des bouleversements importants. Ces changements furent portés, d'une part, par la tendance internationale, et d'autre part, par les efforts de passionnés individuels en Russie. Alexandre Rodtchenko fut l'un d'entre eux.

Il est intéressant et enrichissant d'apprendre comment Alexandre Rodtchenko cadrait ses images et celles des autres reporteurs. Artiste novateur, il arriva à la photographie avec sa propre vision mûrie. Dans la peinture, puis dans la photographie, il construisait ses compositions avec un minimum de moyens. Ce maître de constructions originales et spacieuses disait :
« On peut faire une composition même avec un point. L'important est de bien la placer ».

Historien de l'art A. Lavrentiev. La revue Sovetskoïe foto. 1978

La naissance d'un « genre principal » devait inévitablement provoquer une lutte pour l'hégémonie. Fin 1920 – début 1930, la bataille mettait aux prises les constructivistes et les « photographes prolétaires », pour reprendre la terminologie de l'époque. Leur polémique portait sur les fins et les méthodes du reportage photo. Les constructivistes – Alexandre Rodtchenko, Boris Ignatovitch, Eleazar Langman, Vladimir Grüntal et les autres membres du groupe Oktiabr – étaient accusés par leurs opposants de chérir excessivement les angles vifs, de substituer la
« photographie pure » par le montage, voire d'abandonner la « nature de classe » désormais censée déterminer l'art. En réponse, les membres de la Société russe des photographes prolétaires (SRPP), dont le reporter Arkady Shaïkhet était l'un des représentants les plus éminents, se voyaient reprocher de ne pas comprendre le rôle révolutionnaire que la photographie devait jouer dans le pays du socialisme victorieux.
À l'unanimité. Élections du Soviet local. Village Povorovo. 1925
Arkady Shaïkhet
En réalité, ce conflit cachait un enrichissement mutuel des deux arsenaux artistiques. Ainsi, Arkady Shaïkhet utilisait volontiers dans son travail la composition en diagonale, la prise de vue en plongée et d'autres techniques pratiquées par les constructivistes. Il n'était pas non plus imperméable à « l'influence de l'Occident » : dans sa célèbre photo Membre du Komsomol à la roue du gouvernail, on détecte une référence à l'image de l'Américain Lewis Hine Réparation de la chaudière. Dans leur dialogue intérieur avec leurs homologues étrangers et leur dispute irréconciliable, les constructivistes et les « photographes prolétaires » réunis faisaient naître une esthétique radicalement nouvelle. L'année 1932 peut être considérée comme la fin de cette époque : un décret du parti communiste abolit alors tous les collectifs et groupes artistiques existants. Commence une période d'unanimité stricte et obligatoire. Pour les photographes, comme pour tous les autres membres des professions artistiques, cela supposait un respect immuable des principes du réalisme socialiste.

Otages de la beauté

Pictorialisme (de l'anglais pictorialism) est un mouvement de l'art photographique occidental de la fin XIXe — début du ХХe siècles, qui reproduit la peinture et le graphisme dans la photographie.
Sur fond de discussions acharnées et de batailles idéologiques, d'autres processus étaient à l'œuvre dans la photographie soviétique, moins perceptibles pour le grand public. L'art des pictorialistes, qui se qualifiaient de peintres-photographes, marque l'une des pages dramatiques de l'histoire photographique de l'Union soviétique. Du temps de l'empire russe, les partisans de la photographie pictorialiste se sentaient à l'aise, mais cela changea sous le pouvoir soviétique. Ils étaient considérés comme des « éléments nuisibles » distrayant les travailleurs de la construction d'un avenir radieux. Durant les premières années qui ont suivi à la révolution, quelques pictorialistes, tels Alexandre Grinberg, Youri Ieriomine, Vassili Oulitine et Nikolaï Svichtchev-Paola, furent protégés contre le mécontentement du pouvoir par leur renommée internationale.

Mais si, à la fin des années 1920, les pictorialistes russes pouvaient encore promouvoir un grand projet collectif appelé « L'art du mouvement », à peine deux ans plus tard, de telles initiatives n'étaient plus possibles. La dernière présentation de leur art au public eut lieu en 1935. Peu après, le leader du mouvement Alexandre Grinberg fut arrêté suite à de fausses accusations de « diffusion de pornographie ». Son collègue Vassili Oulitine fut déporté de Moscou, les autres se sont vus refuser l'accès à la presse et aux salles d'exposition. Le pictorialisme fut pratiquement anéanti en URSS, et ce n'est que des décennies plus tard que des rappels timides purent faire leur retour.

Du froid au chaud

L'interdiction de toutes les sociétés et communautés culturelles non contrôlées par l'État fut suivie par la création de syndicats artistiques officiels. Hélas, aucun syndicat spécifique aux photographes ne vit le jour. Cela peut néanmoins être considéré comme un point positif. Les photographes se trouvèrent, d'une certaine manière,
« sans surveillance », même si chaque artiste était inévitablement confronté à la censure. Les maîtres de la photographie du début des années 1940 savaient trouver des sujets, des angles et des compositions qui leur permettaient à la fois de plaire aux autorités et de servir l'art. Le reportage était combiné avec la mise en scène, l'iconographie du réalisme soviétique laissait régulièrement filtrer des techniques issues des expérimentations récentes. Les meilleurs journalistes photographes du pays des Soviets – Max Alpert, Ivan Chaguine, Evgueni Khaldeï, Emmanuil Evzerikhine, Alexandre Oustinov et Dmitri Baltermantz – s'efforçaient autant que possible de contenir leur talent dans le cadre prescrit.
Sans titre, 1941
Alexandre Oustinov
Un combat, 1942
Max Alpert
À l’attaque, 1944
Anatoli Egorov
Tchaïkovski ... Allemagne, 1945
Dmitri Baltermantz
Cette époque héroïque était sans doute la dernière période du pouvoir de Staline où des nuances de liberté photographique étaient encore possibles. La seconde moitié des années 1940 – début 1950 est une période considérée aujourd'hui comme un « temps mort ». À cette époque, les stéréotypes pesants de la propagande régnaient en URSS malgré la présence de toute une constellation de photographes talentueux et qualifiés. Cet état de fait semblait s'être installé à jamais. Mais le « dégel » de Khrouchtchev fit souffler un vent de libération des stéréotypes odieux.

Vent du changement

Géorgie. Déjeuner de Nikita Khrouchtchev et Fidel Castro dans le village de Guripch. 1963, Vassili Egorov.
Pendant le règne de Khrouchtchev, l'avant-scène fut occupée par de jeunes reporteurs tels que Valery Gende-Rote, Lev Cherstennikov, Victor Akhlomov, Vladimir Lagrange et Alexandre Abaza. Leur attitude à l'égard de la profession n'était plus définie par le cadre du réalisme soviétique, même si le terme resta utilisé jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991. Petit à petit, l'art photographique russe opérait un retour, certes progressif, sur la scène internationale, surtout en ce qui concerne les prix et les concours internationaux. Une autre tendance importante de cette époque est l'apparition des écoles de photographie régionales, affranchies des standards de la capitale. Ainsi, au début des années 1960, les artistes lituaniens Antanas Sutkus, Romualdas Požerskis et Aleksandras Macijauskas, suivaient leur propre programme esthétique original.
À l'échelle du pays, le reportage demeurait toujours le « genre principal », mais ses frontières devenaient de plus en plus floues. Dans les années 1970, on peut même distinguer des signes apparents de la photographie conceptuelle et de la mise en scène sociocritique (la première était principalement représentée par les artistes Francisco Infante et Andreï Monastirski, la seconde – par les « marginaux » Nikolaï Bakharev et Boris Mikhaïlov).
A l'époque du « dégel » et pendant la période de stagnation qui suivit, ces mouvements, avec quelques autres, n'étaient qu'à leurs débuts et n'étaient associés qu'à quelques noms isolés et rares. Les processus underground ne se firent puissamment sentir que dans la seconde moitié des années 1980, avec le début de la Perestroïka. Cette époque semblait agitée, libre, et éclectique.
C'est dans cette tonalité qu'on dit adieu au phénomène historique appelé
« photographie soviétique ».

La rédaction remercie le Centre de photographie des frères Lumière, le musée des Arts multimédias (Moscou) et Stella Art Foundation pour les photographies fournies.

Texte par Dmitri Smolev.
Crédit photo : le Centre de photographie des frères Lumière, le musée des Arts multimédias (Moscou), Stella Art Foundation, RIA Novosti, art4.ru.
Photo principale par Arkady Shaïkhet. Sportives sur la place Rouge. 1924.
Design et maquette par Ilya Krol.
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