Nick Allen, Russia Beyond The Headlines

Le jeu continue :
la Russie, l'URSS et l'Afghanistan hier et aujourd'hui

Quel rôle jouera la Russie dans la région après le départ des troupes de l'OTAN, et dans quelle mesure l'invasion soviétique des années 1980 influencera-t-elle les comportements locaux ?
Preuve de l'histoire difficile et douloureuse de l'Afghanistan, il n'a fallu qu'une relique de l'industrie de la pêche russe pour stopper la machine de guerre occidentale.
Alors que les forces internationales venaient d'arriver pour entamer la guerre contre le terrorisme après le 11 septembre 2001, la principale route de la base aérienne de Bagram, au nord de Kaboul, a dû être fermée afin que les ingénieurs puissent neutraliser une mine que les soldats américains avaient aperçue dépassant le sol.

Cette mine n'était finalement rien d'autre qu'une conserve de thon encore fermée laissée par les troupes soviétiques deux décennies plus tôt. Un petit
« pont du thon » pour les piétons a été construit plus tard à cet endroit.

Le « Pont du thon », à l'aéroport de Bagram, rappelle l'endroit où une conserve de thon soviétique encore fermée avait provoqué une alerte majeure.
Les visiteurs de ce pays islamique enclavé comprennent vite que l'histoire s'y répète constamment, que ce soit à la vue des centaines d'épaves de véhicules blindés soviétiques qui jonchent le paysage aux côtés des débris du conflit actuel, ou des populations à nouveau tourmentées par la guerre, la sécheresse et la famine. Il s'agit en effet simplement de fâcheux échos échappés du passé.

En 2008, des troupes néo-zélandaises patrouillant dans la province de Bamiyan, au centre du pays, sont tombées sur une batterie antiaérienne soviétique rouillée au sommet d'une colline reculée. En-dessous du mur de l'abri abandonné, les mots « Rousskie vernoulis » (« les Russes sont de retour» en russe) avaient été gravés en cyrillique peu auparavant.

À gauche : Châssis d'une batterie anti-aérienne ZU-23-2 soviétique au sommet d'une colline dans la province de Bamiyan, au centre de l'Afghanistan.
En haut à droite : « Rousskie vernoulis » (« Les Russes sont de retour » en russe) gravé sur le mur d'un abri abandonné.
En bas à droite :
Les épaves soviétiques des années 1980 jonchent le bord de la route dans la capitale de la province de Bamiyan.
Cette phrase est pertinente à plusieurs égards. Aujourd'hui, alors que les États-Unis et d'autres pays retirent leurs troupes de la Force internationale d'assistance et de sécurité (FIAS) et réduisent leur influence après treize ans en Afghanistan, la Russie prend le chemin inverse.

Mis à part les formateurs des équipages d'hélicoptères afghans, aucune présence militaire n'est à noter pour le moment : les derniers efforts de Moscou en Afghanistan consistent en un soutien économique, des dons de véhicules et équipements pour les forces de sécurité de Kaboul, de l'aide humanitaire et un travail intense pour reconstruire les infrastructures soviétiques détruites durant la guerre civile du début des années 1990.
Aide russe envoyée en Afghanistan en mai pour les survivants des coulées de boue qui ont tué environ 2 000 personnes dans la province du Badakhchan, au nord. (Crédit : ambassade russe à Kaboul)
La Russie a également effacé plus de 8,7 milliards d'euros de la dette souveraine afghane durant la décennie qui a suivi la chute du régime des talibans en 2001.

À en croire l'ambassade russe à Kaboul, cette assistance est simplement la conséquence d'un « engagement soutenu visant à développer une coopération diversifiée… des intérêts mutuels… raviver les liens bilatéraux amicaux et historiques ».

Mais les véritables raisons vont plus loin que la simple bonne volonté ou peut-être « rendre la pareille à l'Afghanistan » après la misère causée par l'invasion soviétique et la guerre de dix ans qui a suivi, durant laquelle plus d'un million d'Afghans et quinze mille soldats de l'URSS ont trouvé la mort.

Il s'agit en grande partie de garantir la stabilité régionale, de contenir l'islam radical et d'empêcher les combattants islamistes de pousser vers l'Asie centrale au sud de la Russie si l'OTAN échoue et que le gouvernement afghan tombe.

« Ils frapperont d'abord le Tadjikistan, avant de tenter de s'introduire en Ouzbékistan », avait déclaré en 2009 le vice-premier ministre Dmitri Rogozine quand il était ambassadeur russe auprès de l'OTAN à Bruxelles.

« Si la situation tourne mal, dans environ dix ans nos hommes devront combattre des islamistes bien armés et parfaitement organisés quelque part
au Kazakhstan »

Dmitri Rogozin
Vice-président du gouvernement de Russie
Des tonnes d'héroïne et d'opium afghans transitent vers la Russie et l'Europe via les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale. La production record de drogues l'année dernière en Afghanistan n'a fait que confirmer le danger.
À gauche : La police des frontières afghane dans la province de Nangarhâr, dans l'est, a saisi des sacs d'héroïne en 2010. Les forces russes, afghanes et de l'OTAN avaient lancé une opération commune de lutte contre le trafic de drogue la même année. (Crédit : Naqib Ahmad Atal)
À droite : L'héroïne saisie est exposée. (Crédit : Naqib Ahmad Atal)
« La Russie souhaite depuis longtemps mettre fin à l'afflux de drogues venant d'Afghanistan, qui cause de sérieux problèmes sociaux à travers le territoire de l'ex-URSS », indique Graeme Smith, analyste principal à l'International Crisis Group (ICG) qui a travaillé en Russie et pendant huit ans en Afghanistan.

Malgré les tensions actuelles autour de l'Ukraine, la guerre contre la drogue est généralement « un important terrain d'entente entre la Russie, les États-Unis et l'Europe », ajoute-t-il.

Les Russes sont toutefois très sceptiques quant aux capacités de la mission menée par l'Occident en Afghanistan de lutter efficacement contre la menace des narcotiques, qui a connu un essor considérable après le départ du régime des talibans. La Russie désire maintenant prendre les devants avec ses propres initiatives afin de contrer ce danger.

« La production de drogues a été multipliée par 44 durant les douze années de présence de la FIAS
en Afghanistan »

Sergueï Narychkine
Le porte-parole du parlement russe
Selon Sergueï Narychkine, la Russie avait déjà formé cinq cents spécialistes pour la lutte contre les stupéfiants et était prête à en entraîner deux fois plus.

En juin, le responsable du Service fédéral de contrôle de la circulation des drogues, Viktor Ivanov, avait également fait part de ses plans afin de financer et construire une base pour commandos afghans à proximité des zones de haute production de drogues dans la province de Kondoz, le long de la frontière avec le Tadjikistan.


En 2010, l'organisme d'Ivanov avait même mis en place une opération conjointe avec les agences de sécurité américaine et afghane. Des hélicoptères de combat russes ont notamment détruit des laboratoires fabriquant de l'héroïne dans la province de Nangarhâr.

Mais même si cette opération a été considérée comme un succès (les saisies concernaient plus de 900 kilos d'héroïne, soit l'équivalent de 200 millions de doses), ce raid a été le seul de ce type. Le président afghan Hamid Karzaï aurait été vexé de ne pas avoir été consulté et a interdit d'autres opérations conjointes.

Certains observateurs ont cependant encore le sentiment que même si la menace des stupéfiants est réelle, une autre partie d'échecs se joue actuellement dans l'ensemble de la région.

« Qu'avons-nous en Afghanistan que tout le monde semble vouloir ? Et pourquoi détruit-on
toujours tout ? »

L'argent dépensé pour la lutte contre les narcotiques renforce une série d'agences et de points faibles dans les structures gouvernementales de l'Afghanistan, ainsi que dans les États voisins.

« Elle (la menace des drogues) pourrait permettre de justifier l'allocation de ressources, tout comme le financement de la lutte contre le terrorisme est en partie une façon d'assister les régimes faibles d'Asie centrale », précise Dmitri Gorenburg, chercheur scientifique principal au Davis Center pour les Études russes et eurasiennes de l'Université d'Harvard.

Entretemps, on ne tient pas du tout compte de la population afghane dans ces manœuvres géopolitiques de haut niveau. Pour elle, les questions clés sont bien plus simples.

« Qu'avons-nous en Afghanistan que tout le monde semble vouloir ? Et pourquoi détruit-on toujours tout ? », se demande le lieutenant Kadyr, ancien soldat de l'armée afghane qui s'est entraîné en Russie dans les années 1980 et qui a dirigé ensuite l'unité de lutte contre la contrebande au sein de la police des frontières de son pays dans les zones voisines de l'Ouzbékistan.
Pont construit par les Soviétiques à Hairatan, à la frontière afghane avec l'Ouzbékistan. Les dernières troupes soviétiques se sont retirées par ici en février 1989

Le jeu commence

La situation géographique de son pays, coincé entre des anciens empires sur les routes commerciales entre l'Est et l'Ouest, représente une grande partie de l'explication

Le « grand jeu » d'influences et d'avantages stratégiques que la Russie a joué contre les Britanniques à l'intérieur et autour de l'Afghanistan au XIXe siècle a trouvé un nouveau souffle après le 11 septembre.

Afin de garantir la défaite des talibans, la Russie n'a pas tardé à fournir son matériel de renseignement local aux États-Unis pendant que ces derniers se préparaient à pourchasser al-Qaïda en Afghanistan après les attaques sur New York et le Pentagone.

Plus tard, à partir de 2008, la Kremlin a acquis une nouvelle envergure dans le développement de la région : la route d'approvisionnement de l'OTAN dans le col de Khyber au Pakistan était en effet mise à mal par les attaques d'insurgés et les querelles entre Washington et le gouvernement d'Islamabad.

Par conséquent, la capacité de la Russie à offrir des routes alternatives à travers son territoire et celui de ses alliés d'Asie centrale a offert à Moscou une monnaie d'échange utile pour les questions telles que le bouclier de défense anti-missile des États-Unis en Europe ou l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN.

Moscou a expliqué qu'il s'agissait d'une coïncidence si dans le même temps, le Kirghizstan avait reçu un plan d'aide d'1,58 milliard d'euros de la Russie avant d'annoncer qu'il mettrait fin aux transits unilatéraux du personnel et du matériel américains vers l'Afghanistan. Le Pentagone ayant accru ses contingents dans la guerre, il devait inévitablement tenir compte de la route alternative russe, plus coûteuse, pour les cargaisons non létales.
Lance-roquettes RPG-7 situé à un poste frontière dans la province de Paktia, à l'est, et surplombant la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan

Nous avons essayé de vous prévenir…

Un chien errant pique un somme sous un poste de police endommagé par les combats dans la province de Paktiya.
Si la logistique est une chose, les stratégies en sont une autre. Durant cette difficile campagne militaire de l'Occident entamée en 2001, l'ambassadeur de Moscou en Afghanistan Zamir Kaboulov a déclaré que l'OTAN commettait les mêmes erreurs que les Soviétiques à l'époque.

S'exprimant lors du Conseil OTAN-Russie à Bruxelles en 2008, Kaboulov a vivement recommandé à l'Alliance de radicalement changer de stratégie. Négliger les traditions ethniques, religieuses et culturelles afghanes était, selon le diplomate, une grave erreur.

« Si la situation reste telle quelle, ce sera une défaite totale, tant militaire que politique, et son issue ne sera plus qu'une question de temps », prévenait-il.

Six ans plus tard, beaucoup de choses ont changé. Les forces de l'OTAN mettront fin à leur mission militaire d'ici décembre et partiront, alors que les talibans se renforcent toujours. La majorité de la population ne se fait plus d'illusions et est dépassée par les violences incessantes et la corruption endémique. Quant au gouvernement afghan, il est rongé par l'instabilité.

Parallèlement, la Russie et les États membres de l'OTAN sont en froid à cause de l'interminable conflit ukrainien. Mais assez bizarrement, les réalités en Afghanistan ont aidé à tempérer les sanctions prise par le Sénat américain contre l'exportateur d'armes russe Rosoboronexport.

Différentes époques, mais les mêmes défis : un manuel militaire soviétique de 1987 forme les militaires servant en Afghanistan. « Il est interdit d'entrer dans les cours et maisons des habitants locaux, de regarder à travers leurs portes et fenêtres, ou de fixer les femmes dans les yeux et d'entamer une conversation avec elles ».
Le haut commandement américain avait prévenu que des décisions trop sévères auraient des effets « catastrophiques » en Afghanistan, stoppant la livraison aux forces de sécurité afghanes des quatre-vingt-huit hélicoptères de transports Mi-17 russes achetés par les États-Unis.

Trente d'entre eux étant destinés aux forces spéciales afghanes pour les opérations de lutte contre le terrorisme et le trafic de stupéfiants, le général des Marines Joseph Dunsford avait déclaré que suspendre ces livraisons aurait mis en danger les vies des 9 800 soldats américains devant rester dans le pays jusqu'en 2015.

« Sans l'accès opérationnel aux Mi-17, les forces afghanes ne pourraient plus assurer la sécurité et la stabilité en Afghanistan et ne constitueraient plus un partenaire efficace dans la lutte contre le terrorisme », avait expliqué Dunsford aux législateurs américains en juillet.

L'accord semble toutefois avoir été rempli. Le quotidien russe Rossiïskaïa Gazeta a rapporté fin octobre que la Russie complètera sa livraison d'hélicoptères Mi-17 aux forces de l'OTAN en Afghanistan d'ici la fin du mois. Le 29 octobre, les trois derniers hélicoptères devraient être envoyés à Kaboul, portant le nombre total d'appareils achetés par l'Alliance à la Russie à 63.

Les troupes de la 101èmeinfanterie aéroportée américaine dans la province de Khost testent leurs armes, dont d'anciennes épaves soviétiques

Éviter l'effondrement

Étant donné les conséquences probables d'une implosion en Afghanistan, la Russie se montrait enthousiaste à l'idée de soutenir les opérations de l'OTAN dans ce pays. Mais le ton est entretemps monté, et ce alors que les efforts internationaux s'essoufflaient.

En juin 2013, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a critiqué Washington et ses partenaires qui accéléraient leur départ aux dépends de la préparation au combat des forces afghanes.
Il fallait donc absolument les soutenir pour « éviter un effondrement dans le pays après le retrait des troupes de la FIAS », a déclaré Lavrov à la Kuwait News Agency. « Le danger existe que [l'ensemble de la région]
soit déstabilisé ».


Les Ouzbèks et Tadjiks des groupes terroristes et extrémistes basés dans le Nord de l'Afghanistan élaboraient déjà « des plans pour infiltrer les territoires des pays d'Asie centrale », selon Lavrov.

Une partie du soutien de la Russie a été très direct, comme l'attestent les vingt mille fusils d'assaut Kalachnikov fournis à Kaboul afin de lutter contre l'insurrection menée par les talibans.

Les aides d'urgence ont également aidé à combattre les destructions des catastrophes naturelles, comme les coulées de boue de mai qui ont tué plus de deux mille personnes dans la province du Badakhchan, à la frontière avec le Tadjikistan, au Nord.

La restauration des anciennes infrastructures russes représente, pour certains du moins, un signe visible et rassurant que tout le monde ne prend pas le chemin de la sortie en Afghanistan.

Là où les ruines de l'ambassade soviétique étaient remplies de familles déplacées, de maladies et de misère en 2001, on y trouve désormais un énorme complexe diplomatique rénové et ressemblant à une forteresse construit pour durer.

Ailleurs dans la capitale, des sous-traitants afghans restaurent le premier des environ cent quarante sites de l'époque soviétique que la Russie souhaite reconstruire selon son ambassade.

La « Kabul Housebuilding Factory », une des plus grandes entreprises manufacturières du pays, a tiré les premiers bénéfices de cette politique l'automne dernier sous la forme de 19,7 millions d'euros en nouveaux équipements.

En tout, la Russie dépensera près de 31,5 millions d'euros sur le site, ce qui, en définitive, « [nous] permettra de fournir aux Afghans des maisons abordables et de bonne qualité », selon la porte-parole de l'ambassade Yana Mikhaïlova.

Le Centre culturel russe constitue un autre projet clé dans la ville et devrait ouvrir ses portes en décembre pour un montant total de 15,8 millions d'euros. Construit à l'origine en 1982, l'ancienne Maison soviétique de la Culture et de la Science a été presque détruite durant la guerre civile au début des années 1990, ses ruines ayant été plus tard occupées par les consommateurs de drogues.

Les nouvelles installations comprendront des auditoires, une bibliothèque, une salle de concert, un centre multimédia et des équipements de sport et de loisirs. Près de cinq cents Afghans travaillent sur ce projet.

Mais alors que beaucoup saluent le retour du savoir-faire et de l'argent russes, d'autres se montrent plus sceptiques. Les souvenirs de la guerre sont encore vivaces chez certains, y compris ceux qui étaient encore des enfants dans les années 1980.

« Je ne pense pas que les Russes doivent revenir », estime Abdoul Karim, 32 ans, habitant dans la province de Balkh. « Ils sont à l'origine de toutes nos souffrances actuelles, et on a un dicton en Afghanistan qui dit : "quelqu'un qu'on a déjà testé une fois ne doit pas recevoir de seconde chance" ».

Opinions divisées sur les Soviétiques

« Les Afghans des villes et de la campagne gardent souvent des souvenirs différents de la période soviétique », précise Graeme Smith de l'International Crisis Group. « Dans les villes, les Afghans peuvent fréquemment pointer du doigt les héritages positifs de l'occupation soviétique : un silo à grain, un immeuble d'appartements, un bâtiment ministériel, etc. ».

« C'est le contraire dans les zones rurales, où les villageois vous montreront les anciens champs de bataille et décriront les terribles destructions de la guerre dans les années 1980 ».

Les blessures du passé semblent toutefois guérir. L'année dernière, un groupe de vétérans russes s'est même rendu en Afghanistan afin de disputer des matches de football contre des locaux, dont quelques anciens combattants moudjahidines. Inévitablement, il y a eu autant de discussions en dehors que sur le terrain.

Les forces soviétiques « ont attaqué nos villages, tué notre peuple et bombardé nos maisons… Et personne n'a été condamné », se plaint l'ancien moudjahidine Muhammad Azim en regardant la rencontre qui se déroulait dans la ville du Nord de Mazâr-e Charîf.

« Oui, ils ont combattu en Afghanistan, mais ils ont aussi construit des usines de production d'engrais, des universités, des barrages et d'autres infrastructures », réplique Habiboullah, 47 ans, qui fait partie de ceux qui ont voyagé vers l'Union soviétique pour étudier dans les années 1980. « Ils fonctionnent encore aujourd'hui et les Afghans les utilisent toujours ».
Du champ de bataille aux terrains de jeux : les enfants de la province de Ghazni grimpent sur l'épave d'un véhicule de transport BTR-80 soviétique. (Crédit : Rahmatullah Alizada)

Échos du champ de bataille

es infrastructures ne sont pas les seules choses construites durant cette période et qui sont encore en service.

« Les positions de combat construites à cet endroit près de trente ans auparavant étaient encore utilisées en moyenne deux fois par semaine contre nos propres troupes et les convois de l'armée afghane passant par cette zone », rappelle Gabe Stultz, ancien lieutenant de l'US Army qui a dirigé en 2009 une section d'infanterie à Khost, province de l'Est.

À l'instar des épaves rouillées des véhicules soviétiques abattus, les positions de combat utilisées contre les Soviétiques « démontraient que ces gens faisaient cela depuis longtemps, très longtemps », dit-il.

À Khost, la plupart de la résistance était de nouveau menée par Djalâlouddine Haqqani, commandeur clé contre les Soviétiques dans les années 1980, tout comme son fils Sirajuddin.

Cet ancien allié des États-Unis a servi dans le gouvernement taliban avant les attaques du 11 septembre. Il a également été à la tête des forces talibanes lorsque l'opération américaine « Liberté immuable » a débuté en octobre 2001.

Les espoirs américains de le convaincre de combattre ses anciens frères talibans se sont vite évanouis. Durant un voyage au Pakistan en 2001, Haqqani aurait dit : « Nous allons battre en retraite dans les montagnes et commencer une longue guérilla [contre les Américains] afin de vider notre pays pure des infidèles et le libérer comme nous l'avons fait contre les Soviétiques ».
« Les voyageurs expérimentés vous diront que si vous voulez en apprendre plus sur un pays étranger, il vous faudra disparaître dans son territoire. Mais en Afghanistan, nous ne pouvions pas faire cela ». Vue à travers le parebrise d'un camion américain Humvee dans la province de Khost en 2008.

Lutte cyclique

Les forces internationales ont en général rencontré les mêmes problèmes (et combattants) que les troupes soviétiques, comme le fait de se rapprocher des Afghans ordinaires sans devenir trop vulnérables.

« Pour protéger nos vies, nous nous enfermions dans des véhicules blindés de vingt tonnes qui protègent des explosions mais empêchent de parler directement aux gens », avait indiqué un capitaine canadien à Kandahar, avant que son pays ne se retire des opérations de combat en 2010.

« Le casque, le gilet pare-balles, les lunettes de protection balistiques, le masque sur la bouche et les fils allant vers notre oreille : tout cet ensemble nous fait passer pour des soldats de l'espace, à mille lieux des gens à qui l'on parle. Mais comment être proche sans franchir la limite ? ».
Dans son livre de 1990 intitulé The Hidden War (La Guerre cachée), l'ancien soldat et journaliste soviétique Artiom Borovik écrivait : « Les voyageurs expérimentés vous diront que si vous voulez en apprendre plus sur un pays étranger, il vous faudra disparaître dans son territoire. Mais en Afghanistan, nous ne pouvions même pas faire cela ».

« Pendant les neuf années de guerre, nous étions constamment séparés du pays par huit centimètres de verre pare-balles à travers lequel nous observions avec peur de l'intérieur de nos véhicules blindés ».

Hommes de l'ISAF tués entre octobre 2001 et octobre 2014 - 3 470

Membres de forces de sécurité afghanes tombés depuis le début du conflit - 13 000

Civiles tués –
plus de 20 000
(approximativement)


Insurgés éliminés –
20 000-35 000 (approximativement)

Le pilote d'hélicoptère russe Sergueï a servi en Afghanistan comme pilote militaire au milieu des années 1980 et y est retourné deux décennies plus tard afin d'amener de l'aide humanitaire pour les Nations unies.

« Lorsque je suis parti en 1987, je voulais revenir plus tard pour revoir cet endroit, voir ce qu'il était devenu », raconte Sergueï.

« À Mazâr-e Charîf, les gens m'ont très bien accueilli, sans tenir compte des évènements passés : ils entendent du russe et vous invitent même dans leur maison pour manger », poursuit-il.

Mais si les villes étaient civilisées et hospitalières, il se souvient que la campagne était moins ouverte.

« Rien n'a changé. Ce sont les mêmes montagnes, la même chaleur, la même poussière. Et ils sont toujours en guerre ».

Scène hors du temps : les restes d'un char soviétique abattu qui surgissent au milieu des ruines à Panjwai, dans la province de Kandahar

L'URSS de retour

Pendant ce temps, plusieurs signes et échos de l'ex-URSS refont surface en Afghanistan ces dix dernières années, souvent dans des formes inattendues.

Les troupes géorgiennes et azéries ont servi parmi la FIAS, tout comme les contingents de sept autres anciennes républiques soviétiques.

À l'opposé, des Ouzbeks, Tadjiks et Tchétchènes ont combattu aux côtés des talibans, généralement armés d'armes soviétiques/russes, que les forces gouvernementales afghanes utilisent aussi toujours.
Dans les plus grandes bases de la FIAS, les coiffeurs, salons de massage et magasins emploient principalement des citoyens kirghizes parlant russe et recrutés à Bichkek. À la sortie des magasins, il n'est pas inhabituel d'apercevoir une table couverte de matériel militaire soviétiques ou des souvenirs à l'effigie de Lénine, des badges, des anciens billets de roubles et des chapkas en fourrure.

Certains de ceux combattant pour la FIAS sont venus ici avant, à une autre époque et dans ce qui maintenant semble une autre vie. Pour un des soldats de l'Armée rouge troublé par cette expérience, il aura fallu retourner en Afghanistan pour se réconcilier avec les horreurs du passé.

« Après y avoir servi durant les campagnes soviétiques, j'ai continué à faire des cauchemars pendant des années », se souvient l'ancien commandant estonien basé dans la province d'Helmand, qui avait combattu en tant que parachutiste à Kandahar en 1986-87 et est revenu avec l'OTAN deux décennies plus tard.

« Avec ce retour, les choses se sont quelque peu remises en place. Aujourd'hui, certains rêves me hantent encore, mais en général, mon âme est en paix », écrit l'officier.
Les troupes estoniennes échauffant leurs muscles pour l'OTAN dans la province d'Helmand.

À la recherche des soldats disparus

L'héritage de cette guerre qui a duré de 1979 à 1989 hante également beaucoup d'autres personnes dans les anciennes républiques soviétiques, dont les familles des soldats toujours portés disparus.

La Russie maintient ses missions de recherches pour deux cent soixante-quatre soldats. La plupart sont probablement décédés, mais certains pourraient avoir survécu et s'être assimilés à la population locale après avoir été gardés prisonniers ou après avoir déserté.

Plusieurs de ces exemples ont été révélés ces dernières années. Certains sont finalement rentrés chez eux volontairement avec l'aide de la Commission russe des anciens combattants, organisation publique qui mène ces recherches (Moscou a annoncé une amnistie pour les déserteurs en 1990 et le rapatriement se fait sur la base du volontariat).

D'autres ont estimé que l'Afghanistan était leur nouveau pays après avoir passé la majeure partie de leur vie adulte dans ce pays. Ils ont laissé pousser la barbe, bronzé au soleil, appris le dari ou le pashtoun et élevé une famille. Les recherches pour en retrouver d'autres, morts ou vifs, continuent néanmoins.

« Aucun soldat qui a suivi les ordres de son pays ne doit être oublié », estime Alexander Lavrentiev, directeur-adjoint de la Commission des anciens combattants.

Ayant visité l'Afghanistan à dix-neuf reprises depuis qu'il a rejoint l'organisation en 2009, Lavrentiev, 61 ans, a également été frappé par l'accueil chaleureux qu'il a reçu dans tout le pays.

« Une de mes plus grandes surprises, quand j'ai débuté ce travail en Afghanistan, a été l'attitude constamment amicale de toutes les couches de la société envers les anciens Soviétiques, même de la part de ceux qui ont combattu et perdu des proches. Des deux côtés, nous avons toujours pensé que la guerre était une tragédie. Que la mère soit afghane ou soviétique,
un fils est mort »

Alexandre Lavrentiev
Directeur-adjoint de la Commission des anciens combattants

Les investissements soviétiques ont gagné du soutien

À part les troupes américaines qui resteront jusqu'au milieu de l'année 2016, les contingents étrangers finiront tous leur mission en Afghanistan d'ici décembre. Beaucoup quitteront les formateurs devant soutenir l'armée et la police afghanes naissantes, et leurs contribuables paieront la plupart des 3,15 milliards d'euros destinés au maintien des forces afghanes, qui comptent actuellement près de trois cent cinquante mille hommes.

Mais alors que des leaders comme le Britannique Tony Blair ont un temps assuré que leurs pays resteraient une génération entière pour reconstruire l'Afghanistan, ce retrait ne surprend pas la majorité de la population locale. L'histoire a trop souvent montré que personne ne reste longtemps.

Pour beaucoup, l'utilité d'une armée étrangère ne se mesure qu'en termes d'assistance matérielle et d'avantages qu'ils peuvent en tirer.

Un membre des forces spéciales américaines qui servi dans la province de Hérât, à l'Ouest, a été stupéfait d'entendre les locaux dire qu'ils préféraient les Russes parce qu'ils donnaient plus de riz et de produits de base.

« Je leur disais : "mais ils vous tuaient dans la passé". Ils me répondaient "oui, mais seulement si vous vous opposiez à eux". Ils m'ont aussi avoué qu'ils s'attendaient à ce que les Américains partent bien avant et soient remplacés par d'autres, comme les Russes de nouveau ou peut-être les Britanniques », indique-il, tout en ayant du mal à comprendre cet amalgame facile entre les étrangers, dont les Russes.

« C'est presque comme si ce pays avait besoin d'être envahi par quelqu'un sous peine de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins ».

Avec la fin des nombreux contrats et de l'aide de l'Occident, Moscou est disposée à prendre le relais. Et beaucoup d'Afghans, dont l'ancien président Karzaï, se rappellent du soutien matériel et financier qui venait des Soviétiques.

« L'argent soviétique allait au bon endroit », a déclaré en mars Karzaï dans un entretien au Washington Post, un mois avant les élections présidentielles de 2014. « Ils étaient efficaces dans l'allocation des ressources et passaient toujours par le gouvernement afghan ».
Habitant de la ville de Gardez, à l'Est, posant à côté d'une voiture Volga garée vieille de 50 ans avec des plaques de Kaboul
Il convient également de souligner la reconnaissance rapide de l'annexion de la Crimée par la Russie lors du même mois, alors que la plupart du reste du monde la condamnait. Cela a coïncidé avec la détérioration de ses relations avec le président Barack Obama et les États-Unis.

Dans la même interview, Karzaï a avoué que son message d'adieu envers les autorités américaines laissait apparaître une « extrême colère », essentiellement à cause des milliers de victimes civiles causées par les opérations américaines et internationales.

Même si la perspective de bénéficier de plus d'investissements et de soutien de la part des Russes pourrait donner l'impression de revivre sous l'ère soviétique, Lavrentiev de la Commission des anciens combattants précise que les centaines de conversations qu'il a eues à travers le pays lui ont appris quelque chose.

Selon ses interlocuteurs, les Soviétiques considéraient les Afghans comme leurs égaux et parlaient avec eux comme des êtres humains, sans insulter leur honneur.

« De plus, ils désiraient vraiment améliorer la vie des Afghans : ils éduquaient les enfants et les adultes, fournissaient des soins médicaux, construisaient des entreprises pour proposer du vrai travail, pas juste pour générer (ou voler) des revenus », ajoute-il, faisant référence à la myriade de scandales de corruption impliquant de large sommes de fonds étrangers depuis 2001.

« La présence de la coalition occidentale en Afghanistan après plusieurs années a fourni beaucoup d'exemples de comparaison à cet égard », ajoute Lavrentiev. « Et la grande majorité des Afghans a tiré ses conclusions depuis bien longtemps ».

Que peut-il se passer à présent ?

Excepté la certitude que la sécurité continuera à se détériorer après le départ des forces internationales, les analystes et les détenteurs de boules de cristal peinent à prédire le développement de la situation avec certitude. Cela avait déjà été le cas avec le chaos qui a suivi les élections présidentielles, qui n'avaient toujours pas connu d'épilogue début septembre.

Dans une de ses premières mesures de politique étrangère, le nouveau président afghan Ashraf Ghani a signé un accord bilatéral multiple en matière de sécurité avec les États-Unis visant à permettre à plus de 10 000 soldats américains de rester en 2015. Mais après avoir travaillé 5 ans en Russie pour la Banque mondiale, Ghani devrait également être ouvert à un soutien russe encore plus important pour son pays.

Mais comme cela a été le cas pendant des siècles, les observateurs estiment que c'est la realpolitik qui définira les alliances futures, notamment avec Moscou et Washington.

« La Russie pourrait véritablement émerger en tant qu'allié à long-terme de l'Afghanistan », estime Smith, tout en soulignant l'importante aide russe à ses voisins d'Asie centrale en matière de sécurité.

« Leurs défis dans le domaine de la sécurité pourraient augmenter si l'Afghanistan devenait un terrain d'accueil pour les groupes [terroristes] comme le Mouvement islamique d'Ouzbékistan. Cette situation crée [également] pour la Russie et les États-Unis un intérêt commun pour la stabilité de l'Afghanistan ».

« Je pense qu'il existe certainement un terrain propice à la coopération et plusieurs intérêts communs », ajoute Gorenburg d'Harvard afin de démontrer que l'Afghanistan pourrait aider combler le fossé avec les États-Unis. « Je crois toutefois que les tensions générales dans les relations (avec Washington) empêcheront une telle collaboration d'aller loin ».

La Russie pourrait opter d'aller de nouveau en solitaire pour aider à reconstruire l'État, et ce en tirant les leçons des erreurs de l'Occident et de celles que la Russie a déjà payé au prix fort.

« Je ne crois pas que la Russie éprouve un sentiment de dette [envers les Afghans] », conclut Gorenburg. Mais « elle estime mieux connaître le pays et, par conséquent, être mieux armée que les États-Unis ou d'autres pays occidentaux ».

Néanmoins, même le savoir-faire russe chèrement payé pourrait s'avérer insuffisant pour forger quelque chose de véritablement durable dans ce pays aux bouleversements et transitions constants. Même s'ils apprécient les répercussions matérielles des interventions étrangères, les Afghans aiment citer un vieux proverbe : « On ne peut pas acheter un Afghan, on peut juste le louer ».
La dépouille d'un char T-34-85 soviétique marque encore le paysage de la province de Kounar, au nord-est.
« Ils sont opportunistes. Ils ont grandi comme ça pour survivre », explique à Helmand un capitaine danois qui a appris le pashtoun (une des deux langues officielles de l'Afghanistan avec le dari) et les relations tribales. « Vous savez qu'ils coopèrent parce que c'est viable, mais si quelque chose de meilleur se présente à eux, ils iront voir ailleurs ».

« Les Russes ont apporté bien plus de nourriture [que l'OTAN]), du thé, des allumettes, du sel et du sucre, mais ils n'ont pas satisfait tout le monde et ont été renvoyés », dit Muhammad, interprète pour les forces norvégiennes dans la province de Fâryâb, au Nord-Ouest, près du Turkménistan. « Je pense qu'il est impossible de conquérir le cœur des Afghans ».

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Article par Nick Allen.
Crédit photo : Nick Allen, Rahmatullah Alizada, Naqib Ahmad Atal
Photo principale par Ahmad Masood / Reuters
Design et maquette par Vsevolod Poulia.

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