Sanctions « militaires » de l’UE : divorce pragmatique ou séparation douloureuse ?

L’an dernier, le volume des achats russes auprès de l’UE, hors porte-hélicoptères Mistral (sur la photo), se montait à 300 millions d’euros. Crédit : Itar-Tass

L’an dernier, le volume des achats russes auprès de l’UE, hors porte-hélicoptères Mistral (sur la photo), se montait à 300 millions d’euros. Crédit : Itar-Tass

Le 31 juillet, l’Union européenne a finalement validé l’introduction de sanctions dites « sectorielles » contre la Russie, réclamées de longue date par Washington. Parmi ces dernières figure une mesure de restriction assez inhabituelle, tout au moins pour le russe moyen : un embargo sur la coopération technico-militaire. En Russie comme dans l’UE, la question que se pose une majorité de citoyens est la suivante : une telle coopération existe-t-elle véritablement ? Il s’avère que de tels contrats existent bel et bien et sont loin de ne profiter qu’à la Russie.

Nouveaux moyens de pression

« Une interdiction portant de conclure de nouveaux contrats militaires avec la Russie, ainsi que de fournir la Fédération de Russie en matériel, en composants électroniques et en productions civiles pouvant être utilisés à des fins militaires », c’est en ces termes qu’est énoncée la formule destinée, selon le législateur européen, à devenir l’un des leviers de pression sur la Russie en raison de sa position dans la crise ukrainienne. Le président Vladimir Poutine a ainsi rapidement dû s’exprimer au sujet de la transition de la Russie vers l’autosuffisance en matière de production de composants destinés à l’industrie de défense, afin de se prémunir contre les « risques politiques ».

« Pour nous tous, un certain nombre de choses apparaissent évidentes. Premièrement, nous sommes parfaitement capables de tout faire nous-mêmes. Absolument tout », a déclaré le président, insistant sur la nécessité de maintenir un niveau de prix et de qualité acceptable des produits.

Quel est donc le problème ? Si les relations sont inexistantes, pourquoi le président lui-même s’exprime-t-il sur ce sujet ? En premier lieu, le problème de la fourniture des composants est directement lié à l’interruption du partenariat avec l’Ukraine. D’autre part, des problèmes vont bien évidemment apparaître concernant les facteurs « prix » et  « qualité » mentionnés, ainsi qu’au niveau des délais de mise en œuvre du programme russe de modernisation des forces armées pour lequel il est prévu de débourser 20 000 milliards de roubles (421 millions d'euros) entre 2011 et 2020.     

Même si l’on parvient d’une façon ou d’une autre à résoudre les problèmes de production du matériel en question, la mise en œuvre de l’autre partie de ce programme, à savoir la modernisation de l’industrie de la défense, à laquelle il est prévu de consacrer encore 3 000 milliards de roubles (63 millions d'euros), pourrait rencontrer des difficultés.

On parle ici de « matériel, de composants électroniques et de productions civiles pouvant être utilisés à des fins militaires ». Sont également concernés les machines-outils, les composants chimiques et les technologies, ainsi que la coopération sur la production de matériel destiné aux marchés tiers. Il convient de noter que l’industrie russe des machines-outils a été ensevelie sous les décombres de l’URSS et que son redressement n’a même pas encore débuté. Il était plus simple et moins cher d’acheter les équipements à l’étranger.      

L’économie innovante menacée

Comme l’a noté le directeur du Centre de la sécurité internationale IMEMO de l’Académie des Sciences de Russie, Alexeï Arbatov, « dans cette situation, nous pouvons faire une croix sur les plans de transition vers une économie innovante et le développement de systèmes de défense perfectionnés. Bien sûr, nous serons en mesure de faire quelque chose par nous-mêmes, mais cela sera plus coûteux et de moins bonne qualité ».  

Est-ce que tout cela sera si terrible ? Cela dépendra de la mise en œuvre concrète des sanctions ainsi que de leur globalité (Est-ce que les livraisons en provenance du Japon se poursuivront ? Quels produits seront inscrits sur la liste ?). Il est à noter que la Russie n’a jamais bénéficié d’un accès intégral aux produits à double usage en provenance des USA et de l’Europe après l’effondrement de l’URSS, c’est pourquoi dans le domaine des industries de la défense, la Russie est assez dépendante des marchés extérieurs (à la différence par exemple du secteur pétrolier).

Que représente au juste la valeur d’un équipement purement militaire sans aucun composant à « double usage » ? Elle existe mais est très réduite, et ici, il s’avère que l’Europe est plus dépendante de la Russie que l’inverse. L’an dernier, le volume des achats russes auprès de l’UE, hors porte-hélicoptères Mistral, se montait à 300 millions d’euros, tandis que les ventes de la Russie à l’UE de matériels et composants ont atteint 3 milliards d’euros, un montant assez modeste au regard du volume annuel total des ventes d’armes par la Russie, qui est de 11 milliards d'euros. Les 3 milliards en question correspondent aux coûts de maintenance des équipements soviétiques encore en service dans les armées d’Europe de l’Est. Si cette dernière s’interrompt, la Russie va perdre une somme substantielle, mais le rééquipement des forces armées de ces pays avec du matériel de l’OTAN s’avèrera plutôt onéreux. Les pays concernés seront en somme incapables d’assumer par eux-mêmes ces dépenses. La question de savoir si les USA seront prêts à financer leurs « proches alliés de la nouvelle Europe », ou si la dépense devra être prise en charge par les pays de l’UE, que les autorités transatlantiques taxent depuis longtemps de négligence concernant leur participation au financement de l’OTAN, reste donc ouverte.           

Mais ce qui pourrait être perdu en termes de projets bilatéraux en cours de réalisation est d’ores et déjà connu.

Projets bilatéraux

La France a décidé de suspendre sa coopération militaire avec la Russie dès le 21 mars. Il est à noter que la coopération technico-militaire entre la France et la Fédération de Russie était la plus importante du point de vue du marché mondial de l’armement.

La mise en commun des ressources des industries de défense russes et françaises s’est avérée très fructueuse. De l’électronique française ainsi que des systèmes optiques ont été installés sur des plateformes russes fiables et peu chères, ce qui a donné lieu à un effet puissant qui s’est matérialisé par la signature de contrats d’armement avec des pays tiers, ainsi que la création d’une coentreprise destinée à répondre aux besoins de la Russie elle-même. De tels systèmes d’équipements militaires « hybrides » peuvent facilement être adaptés en fonction des capacités financières et des objectifs de combats des acheteurs potentiels.

Au fil du temps, la France est devenue le principal partenaire technico-militaire de la Russie en Europe. Avec l’introduction de sanctions à l’encontre de la Russie, au-delà de l’incertitude concernant l’exécution de la plus importante transaction dans le domaine de la défense entre la Russie et la France (la livraison de porte-hélicoptères Mistral), la conclusion de « nouveaux contrats liés à la défense » est également menacée. Ceci pourrait affecter les intérêts de la société Panhard Général Défense produisant les véhicules blindés PVP (Petit Véhicule Protégé) et VBL (Véhicule Blindé Léger) et qui prospecte activement le marché russe. Selon les médias, quelques exemplaires de ces véhicules ont même déjà été livrés à la Russie pour essais. Ces types de véhicules blindés ne présentent pas un grand intérêt pour l’armée russe et sont probablement destinés aux forces de police à la recherche de blindés légers adaptés aux rues étroites des villes. La revue Defense News a indiqué que la Russie pourrait ainsi faire l’acquisition de plusieurs centaines de véhicules de ce type dans le cadre d’un contrat estimé à 200 millions d’euros. On prévoyait de débuter la localisation de la production en Russie en 2014.             

L’introduction des sanctions pourrait entraîner des pertes pour le groupe industriel international Thales, dont le siège social est situé en France. Cela ne concerne pas uniquement la livraison à la Russie d’éléments de systèmes laser de désignation de cibles pour les chars T-90 et les hélicoptères Ka-52 et les chasseurs Su-30, mais également le domaine civil.

Les activités en Russie du groupe Safran, partenaire officiel du russe Rostec visé par les sanctions, pourraient souffrir encore davantage de l’introduction de ces mesures. Le groupe est présent en Russie depuis plus de 20 ans déjà et dispose d’un site en langue russe, lequel mentionne parmi d’autres l’existence de deux coentreprises et trois filiales en Russie, ainsi que de 10 sociétés du groupe travaillant sur le projet SSJ. Les moteurs destinés à cet avion sont produits par la société PowerJet, coentreprise entre la société russe NPO Saturn et la compagnie française Snecma, qui appartient au groupe Safran.

Contexte

 Les produits à double usage comprennent les matières premières, matériaux, équipements, ainsi que les technologies et les informations technico-scientifiques pouvant contribuer à la conception d’armes et d’équipements militaires, de missiles et d’armes nucléaires, chimiques et bactériologiques. 

Le producteur de moteurs Turbomecca, appartenant également au groupe Safran, prévoyait de fournir des moteurs aux hélicoptères russes, le multi-rôle Ka-226T, ainsi que le prometteur Ka-62. La situation pourrait changer suite à l’introduction des sanctions, tandis que les exportations russes destinées aux pays tiers sont déjà touchées (par exemple, le Brésil doit recevoir d’ici 2016 des Ka-62 russes pour une utilisation à des fins commerciales).   

Sagem, une autre composante du groupe de sociétés Safran, fournit depuis déjà longtemps des caméras à imagerie thermique à l’industrie russe. En 2011, conjointement avec Rostec, Sagem a créé une coentreprise destinée à la production de systèmes de navigation laser modernes pour l’aviation militaire. L’entreprise RS Alliance produit depuis 2012 le système de navigation laser LINS-100RC pour le chasseur russe de cinquième génération T-50. Les plans ambitieux de la coentreprise prévoyaient d’occuper 75% du marché russe des systèmes en question. Ce qu’il adviendra à l’avenir de ces plans est pour le moment inconnu.

En novembre 2013, Sagem a également signé un contrat avec le producteur de chars russes UVZ portant sur la création en commun d’un système de visée panoramique prometteur. On ignore toutefois l’état d’avancement actuel des travaux.

 

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