Image par Nyiaz Karim
Il faut tout avant tout comprendre qui était Saïd Afandi. Il ne s’agissait ni d’un fonctionnaire, ni d’un député, ni d’un homme de pouvoir. Il ne possédait aucun statut officiel, mais faisait figure de symbole de l’islam traditionnel. Le cheikh était à la tête du plus grand ordre soufi du Caucase et comptait 130 mille mourides (fidèles).
Être disciple du cheikh, ce n’était pas simplement reconnaître la grandeur spirituelle de ce guide : pour les mourides, le cheikh représentait presque un dieu. L’eau avec laquelle le cheikh se lavait devenait précieuse et était considérée comme le médicament le plus efficace au monde. Et la personne qui a eu la chance de rencontrer personnellement le cheikh le racontera à ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Si le cheikh demandait au mouride de tuer, il le faisait, et s’il disait « meurs ! », il s’exécutait également.
Presque tous les autres cheikhs du Daguestan atteignaient ce statut grâce à la bénédiction de Saïd Afandi. On appelle cela la « silsila », transmission de la grâce divine équivalente à l’ordination chez les chrétiens. Parmi ses mourides, on trouvait la quasi-totalité de l’élite du Daguestan, qu’ils soient ministres, académiciens ou milliardaires. Il contrôlait également toutes les autorités spirituelles officielles de la république. Ses mourides étaient à la tête de tous les projets médiatiques islamiques au Daguestan, ainsi que de beaucoup de programmes de ce type à Moscou. En pleine lutte contre le wahhabisme, les soufis se sont en outre tournés vers les jeunes « égarés » en leur disant : « prends la « vird » du cheikh Afandi (reconnais-le en tant que guide spirituel), et on ne te posera plus aucune question ».
L’islam traditionnel, c’est un mélange de pouvoir politique, économique et spirituel. Et toute cette machine était dirigée par un simple retraité qui a travaillé une majeure partie de sa vie comme veilleur dans une centrale électrique, à savoir Saïd Abdourakhmanovitch Atsaev.
L’alternative à l’islam traditionnel du Daguestan, dont le leader était Saïd Afandi, est le wahhabisme ou, pour utiliser le terme exact, l’« Ahl As-Sunnah wal Jamaah ». Dans cette république, l’islam traditionnel est un mysticisme populaire croyant en la sainteté de certaines personnes, les cheikhs. Quant au wahhabisme, il s’agit d’une réforme de l’islam, d’un retour aux sources visant à purifier la religion musulmane des « pratiques folkloriques ».
Le wahhabisme caucasien a souhaité mettre fin au mysticisme folklorique, comme il y a 500 ans en Europe, lorsque les réformistes se sont opposés à la toute puissante Église catholique.
Dans la foulée du premier conflittchétchène, beaucoup considéraient que les séparatistes du Caucase combattaient les forces fédérales. En vérité, la religion était le nerf de cette guerre : l’islam pur contre le soufisme, les fédéraux étant le soutien armé de ce dernier.
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Saïd Afandi a fait tout ce qui était en son possible, et il disposait de beaucoup de moyens, pour que l’islam traditionnel conserve son monopole. Au Daguestan, la dissidence religieuse était très sévèrement punie. Durant certaines périodes, le ministère de l’intérieur de la république surveillait si tout le monde faisait correctement sa prière. Un ministre, futur mouride de Saïd Afandi, y voyait une sorte de devoir spirituel.
Le Daguestan est d’ailleurs le seul sujet de la Fédération de Russie où la dissidence religieuse est considérée comme une infraction administrative et est passible de 15 jours de prison. Il s’agit là d’une loi, mais dans le Caucase, la réalité est souvent plus dure que les règles les plus strictes. La machine de propagande a tenté de convaincre la population que seuls les wahhabites tuaient les opposants, mais dans les faits, les deux camps faisaient usage de la terreur. Les représentants de l’islam traditionnel ont en effet également assassiné plusieurs chefs spirituels du camp opposé.
Il y a quelques années, certains au Daguestan ont compris que la poursuite de la violence menait à une impasse. La partie laïque de la société a pris conscience qu’elle était en partie instrumentalisée par les institutions soufies. C’est alors qu’est apparu le phénomène des « wahhabites pacifistes » (qui ne reconnaissent pas les cheikhs soufis, mais ne comptent pas les combattre). L’idée d’une guerre jusqu’à la capitulation complète et sans concessions des adversaires se faisait progressivement supplanter par des théories selon lesquelles deux courants de l’islam pouvaient se côtoyer et les négociations idéologiques avaient plus d’avenir que la lutte armée. Les structures officielles ont alors commencé à se distancier des ordres soufis et à tolérer les « wahhabites pacifistes ».
Mais de chaque côté, des courants ne souhaitant pas de tels changement subsistaient. Les rebelles armés se sont mis à accuser les partisans du pacifisme de trahison et de lâcheté, et les dirigeants spirituels soufis se sont ouvertement demandé pourquoi on n’accordait pas plus de plaques gouvernementales pour leurs voitures de fonction. Les proches du mufti ne comprenaient pas que juridiquement, ils ne constituaient pas un organe officiel du pouvoir. Le processus de négociations, d’accords et d’arrangements s’est toutefois poursuivi.
Lentement, avec des hauts et des bas, mais il s’est poursuivi, d’autant plus que cette politique était soutenue par la commission antiterroriste russe. Un organisme a même été créé pour faciliter la réinsertion des combattants souhaitant retrouver une vie paisible, les autorités ont commencé à reconnaître les imams, les tribunaux informels appliquant la charia n’étaient plus considérés comme des structures illégales, et les cheikhs soufis se sont mis à participer à des évènements communs avec des idéologues fondamentalistes.
Jusqu’au moment où une explosion a coûté la vie au leader des musulmans traditionnalistes Saïd Afandi.
Les rebelles ont pour ainsi dire effacé l’un de leurs principaux opposants, et ont probablement mis à mal le processus de paix. Quant aux soufis du Daguestan, ils ont perdu leur leader, tous comme les ministres, académiciens, milliardaires et d’autres personnalités politiques influentes dans la petite république autonome et au niveau fédéral. Il faut certainement s’attendre à des représailles, et elles toucheront en premier lieu les wahhabites pacifistes. Il s’agit donc d’un coup dur pour l’islam traditionnel, mais aussi et surtout pour le processus de paix.
La suite de l’article est disponible en russe sur le site Izvestia.
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