Crédits photo : Michael Mordasov/FocusPictures
Les mouvements de contestation suite aux élections législatives modifient la situation politique en Russie. Mais pas au point d’empêcher Vladimir Poutine de revenir à la présidence pour un troisième mandat.
Ivan, un étudiant en physique âgé de 20 ans, s’est juché sur un arbre, place Bolotnaïa, avec une banderole : « Moscou ne croît pas en Russie unie ». « J’ai été observateur pendant les élections mais je me suis fait virer du bureau de vote parce que je filmais les fraudes avec une caméra. Je suis ici parce que j’ai senti qu’on me traitait comme du bétail, et je n’aime pas ça », explique le jeune homme.
Ivan pourrait être un représentant typique du mouvement de contestation. Mais en fait, les étudiants russes sont globalement passifs et apolitiques. C’est la classe moyenne qui est devenue la véritable force motrice de la protestation. Ce sont ses représentants qui sont sortis pour les deux manifestations de décembre, qui ont rassemblé entre 50 000 et 100 000 chacune. Les sondages des sociologues (VTsIOM) effectués lors du deuxième rassemblement ont révélé que les étudiants étaient peu nombreux. La majorité des manifestants était âgée de plus de 20 ans, et 37% des gens avaient même plus de 45 ans. 79% étaient diplômés d’études secondaires.
Pourquoi tant de haine ?
Le pouvoir avait conclu une sorte de pacte avec la classe moyenne : cette dernière ne se mêlerait pas de politique. Le sociologue et économiste Alexandre Azouan l’a formulé ainsi : « la loyauté en échange de la stabilité ». L’écrivain Boris Akounine, devenu l’un des leaders de la contestation, a trouvé une formule encore plus caustique : « Faites ce que vous voulez de nous, mais laissez-nous notre popcorn ». Et la classe moyenne, captivée par la construction d’une société de consommation, a véritablement oublié la politique.
Mais à un certain moment, le pacte a été rompu.
« Jusqu’à présent on ne voulait que la tranquillité. Après la révolution, les guerres, le stalinisme, toutes ces difficultés : qu’on nous laisse travailler, trouver des repères, acheter un appartement. Merci à ce pouvoir de nous l’avoir permis. Mais maintenant les gens veulent plus », explique Fedor Chebestrov, RH de 46 ans, qui est venu manifester pour la première fois de sa vie.
« Après la crise économique, le régime ne peut plus assurer la stabilité. Les fondations sur lesquelles le pouvoir tient depuis 2004 sont en train de s’éroder. D’où une réaction très forte aux manipulations pendant les élections », analyse Alexandre Azouan.
« J’ai toujours eu une position citoyenne », confie l’entrepreneur Vladimir Tsai, sorti manifester pour la première fois lui aussi. « Mais je faisais jusqu’à présent confiance aux autorités. Je me disais : ça ne va pas se faire tout de suite, mais les choses s’arrangeront. Et j’ai compris tout d’un coup : rien ne change. J’en ai marre d’attendre. C’est pourquoi j’ai commencé par voter contre Russie unie ».
Un potentiel contestataire russe
Les partisans du pouvoir assurent que le potentiel contestataire est faible et se concentre surtout sur la Toile. L’année dernière, les chercheurs de l’Institut des problèmes d’administration de l’Académie des sciences russe, à la demande du magazine Expert (pro-Kremlin, ndlr), ont essayé d’évaluer le segment politisé de l’internet russe. Ils ont analysé la somme de tout ce qui a été posté sur les sites de réseaux sociaux en deux semaines et ont regroupé tous les messages contenant du lexique politique, tel que « Poutine », « Medvedev », « Navalny », « Russie unie », etc. Le résultat fut étonnant : 60 millions de personnes en Russie utilisent internet, mais ceux qui génèrent du contenu politique ne sont qu’un millier, commentés par 30 000 internautes. « Difficile d’évaluer le nombre de lecteurs de ce contenu, d’autant plus que l’étude a été menée avant les élections et les manifestations de masse. Néanmoins, le potentiel protestataire ne doit pas excéder un million de personnes », conclut le rédacteur en chef d’Expert et membre de Russie unie, Valéri Fadeev.
D’un autre côté, même si l’on fait confiance aux données officielles, Russie unie a perdu 15 points aux législatives de 2011 par rapport à 2007, soit près de 10 millions de voix. Et encore plus, en tenant compte des falsifications. Là est le réel potentiel contestataire, assure l’opposition.
En fait, les premiers et les seconds ont raison. Sauf qu’il s’agit de différentes formes de protestation. Il est vrai qu’en comparaison avec 2007, la société russe est devenue beaucoup plus critique envers le pouvoir. « Les gens ont voté contre Russie unie parce que la corruption a dépassé toutes les limites de l’acceptable. Nous vivons dans une petite ville de 60 000 habitants et chacun sait à combien s’élève le pot-de-vin pour trouver un emploi au parquet, dans la police ou au tribunal. Sans argent rien ne se fait. Il y a cinq ans encore, il n’y avait rien de tel », explique un habitant d’une ville de la région de Rostov, au lendemain des législatives.
La corruption délirante des fonctionnaires russes est la raison principale du vote protestataire. Le célèbre blogger Alexeï Navalny a été le premier à saisir cette tendance avec sa désormais célèbre formule : « Russie unie, le parti des escrocs et des voleurs ».
Mais il ne faut pas oublier deux éléments essentiels. Premièrement, les sentiments négatifs sont le plus souvent dirigés contre les bureaucrates locaux, et non contre Vladimir Poutine. Deuxièmement, la contestation en province est passive. Dans cette même ville de la région de Rostov, Russie unie a remporté officiellement 60% des voix. Tout le monde sait que ce n’est pas vrai, mais pas une seule personne n’est sortie manifester.
Ces facteurs garantissent une réélection de Poutine pour un troisième mandat présidentiel, et expliquent également la réaction des autorités face aux manifestations de masse.
Réaction de l’élite
La réaction de l’élite a été contradictoire. D’un côté, le pouvoir a fait des concessions : les lois sur l’enregistrement des partis ont été libéralisées ; bientôt, les élections des gouverneurs au suffrage direct et universel, annulées par Poutine en 2004, seront rétablies ; et Vladislav Sourkov, dont le nom est associé à toutes les réformes antidémocratiques des dernières années, a quitté le Kremlin.
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