Il faudra compter avec la société civile russe

Photo : Photoxpress

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La politique n’est plus seulement l’affaire des partis. Deux activistes issus de la société civile, Evguenia Tchirikova et Alexeï Navalny, incarnent une évolution qui élargit le débat en Russie.

Il y a à peine cinq ans, la Moscovite Evguenia Tchirikova, 34 ans, n’était qu’une citoyenne lambda de la classe moyenne, principalement préoccupée par sa carrière et ses enfants.

Ambitieuse de nature, en possession de trois diplômes, elle avait monté sa propre entreprise avec son mari. Elle n’avait pas le moindre intérêt pour la poli­tique. « Je pensais alors que je ne pouvais rien changer, et que c’était donc une activité insensée » , explique Evguenia. Portant modestement jeans et ­t-shirt, cette femme n’en est pas moins l’une des plus célèbres mili­tantes de Russie.


Sa métamorphose s’est produite lorsque les autorités ont autorisé la construction d’une autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg à travers la forêt de Khimki, un site en principe protégé en bordure duquel est située sa maison. La décision a été prise sans concertation des riverains. « J’ai réalisé que pendant que je travaillais et que je payais des impôts, on détruisait avec cet argent mon environnement », s’indigne Tchirikova, qui s’est installée dans ce quartier plutôt vert après la naissance de sa deuxième fille. Armée de son expérience des affaires et de ses connaissances d’ingénieur, Evguenia a mobilisé des résidents locaux contre le tracé de l’autoroute. Les écologistes ont par la suite proposé onze itinéraires alternatifs. « Mais l’administration de Khimki nous a répondu : vous voulez vivre dans les bois ? Allez en Sibérie ».
Pendant le conflit de Khimki, des inconnus ont tabassé plus d'une dizaine de militants engagés dans la lutte pour la protection de la forêt et Evguenia a reçu maintes menaces ano­nymes. Mais elle a tenu tête. Elle s'y est habituée et ne donne pas l'impression d'avoir peur. « On ne peut pas passer la vie à fuir. Si nous avons peur, c'est que nous avons perdu » , dit-elle.

Ses longs entretiens avec les fonctionnaires, qui ont expliqué que le projet fédéral ne peut pas ê tre modifi é , n'ont pas renforcé sa confiance envers les autorités. En 2009, le Premier ministre Vladimir Poutine a signé le décret autorisant le tracé de l'autoroute à travers la forêt.

Selon le politologue Alexeï Moukhine, la composition très hétéroclite des partisans d’Evguenia (antifascistes, anarchistes, socialistes, libéraux de droite et de gauche) indique qu'il existe dans la société une mobilisation forte autour de la résolution de problèmes concrets en dehors des problématiques idéologiques.

La forêt de Khimki sera malgré tout amputée par l'autoroute, mais la mobilisation a permis de réduire la zone de coupe de 600 à 100m de largeur.

Navalny n'y a pas cru

Parmi les sceptiques face au combat mené par Tchirikova figurait l'avocat Alexeï Navalny, qui s'est fait un nom dans la lutte contre la corruption. Il y a quelques années, il était membre du parti libéral Iabloko et travaillait au sein du Comité de protection des Moscovites. « On venait me voir pour se plaindre de la construction de l'auto­route Evguenia Tchirikova. Photo : Itar-Tassde Khimki, se souvient-il . J'ai alors dit : c'est peine perdue, vous ne rassemblerez personne et vous vous ferez tabasser » . Evguenia faisait partie de ces gens-là. « Désormais, je comprends combien je m'étais ­trompé » , reconnaît Alexeï.

Au volant de sa coûteuse berline, il incarne le jeune cadre dynamique. Orateur charismatique, il cherche à convaincre en s'appuyant sur une logique solide sans jamais recourir à des slogans creux. Navalny, tout comme Tchirikova, est devenu célèbre par ses actions concrètes, en défendant les droits des actionnaires minoritaires dans les grandes entreprises pu­bliques russes. Ils sont nés la même année, ne sont membres d'aucun parti et tiennent à leur statut de francs-tireurs.

Tous les deux, ils ont rassembl é un vaste réseau de partisans issus de différentes obédiences politiques. Ils peuvent être considérés comme un nouveau type d'opposition, axée sur la résolution de problèmes réels, note Nikolaï Petrov, du Centre Carnegie. « Tchirikova incarne la transformation à partir d'un conflit précis vers un engagement citoyen, tandis que Navalny est porté sur l'activisme politique » .

Tchirikova « n'avait pas l'intention de s'impliquer en politique, ce sont les autorités ­­locales qui l'y ont poussée » , ­ajoute Moukhine, notant que tous les deux jouissent d'une « image de leader populaire répondant aux attentes de la population » .

Privé d'accès aux chaînes de télévision, qui sont contrôlées par le Kremlin, Navalny considère Internet comme le meilleur vecteur pour ses idées. Il s'est fixé pour tâche de faire baisser le nombre de voix en faveur de Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, aux élections législatives de décembre. À cette fin, il a lancé une campagne appelant à voter pour n'importe qui, sauf pour le parti au pouvoir, ce dernier étant à son avis celui de la corruption.

Preuve du crédit accordé à Navalny : les 174 000 euros qu'il a recueillis en un mois pour les besoins de sa lutte contre la corruption. Il compte utiliser cet argent pour rémunérer les avocats et les analystes qui l'aident à repérer les transactions publiques suspectes et à les porter devant les tribunaux. Désormais, Alexeï soutient activement le mouvement de Khimki en passant au crible les appels d'offres concernant la construction de l'autoroute.

Tchirikova et Navalny sont récemment apparus côte à côte dans un camp monté à Khimki pour mobiliser les opposants. Pendant quatre jours, l'événement a vu affluer plus de 3 000 personnes, dont des dirigeants de partis d'opposition ainsi que des représentants du mouvement de jeunesse pro-Kremlin, Nachi. Tous, nationationalistes ou anti-facistes, sont venus écouter Navalny. Qui, lucide, explique : « Je sais que je suis à la mode en ce moment et que les gens se lasseront. Ma popularité réelle dans le pays ne dépasse pas les 2% et est liée uniquement à Internet. En province, les gens ne sont au courant de rien. Je ne désarme pas, parce que j’aime ce dont je m’occupe ». Les journalistes lui lancent : « Hé, Navalny, quand tu seras président, ne nous oublie pas ! » « Aha, la presse vendue... » rit-il en retour, «  C’est à vous que je devrais d’être le premier à aller droit dans le mur... »
 

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