Sa
métamorphose s’est produite lorsque les autorités ont autorisé la
construction d’une autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg à
travers la forêt de Khimki, un site en principe protégé en bordure
duquel est située sa maison. La décision a été prise sans concertation
des riverains.
« J’ai réalisé que pendant que je travaillais et que je payais des impôts, on détruisait avec cet argent mon environnement », s’indigne Tchirikova, qui s’est installée dans ce quartier plutôt vert
après la naissance de sa deuxième fille. Armée de son expérience des
affaires et de ses connaissances d’ingénieur, Evguenia a mobilisé des
résidents locaux contre le tracé de l’autoroute. Les écologistes ont par
la suite proposé onze itinéraires alternatifs.
« Mais l’administration de Khimki nous a répondu : vous voulez vivre dans les bois ? Allez en Sibérie ».
Pendant le conflit de Khimki, des inconnus ont tabassé plus d'une
dizaine de militants engagés dans la lutte pour la protection de la
forêt et Evguenia a reçu maintes menaces anonymes. Mais elle a tenu
tête. Elle s'y est habituée et ne donne pas l'impression d'avoir peur.
« On ne peut pas passer la vie à fuir. Si nous avons peur, c'est que nous avons perdu »
, dit-elle.
Ses longs entretiens avec les fonctionnaires, qui ont expliqué que le projet fédéral ne peut pas
ê
tre modifi
é
, n'ont pas renforcé sa confiance envers les autorités. En 2009, le
Premier ministre Vladimir Poutine a signé le décret autorisant le tracé
de l'autoroute à travers la forêt.
Selon le politologue Alexeï
Moukhine, la composition très hétéroclite des partisans d’Evguenia
(antifascistes, anarchistes, socialistes, libéraux de droite et de
gauche) indique qu'il existe dans la société une mobilisation forte
autour de la résolution de problèmes concrets en dehors des
problématiques idéologiques.
La forêt de Khimki sera malgré tout
amputée par l'autoroute, mais la mobilisation a permis de réduire la
zone de coupe de 600 à 100m de largeur.
Navalny n'y a pas cru
Parmi les sceptiques face au combat mené par Tchirikova figurait
l'avocat Alexeï Navalny, qui s'est fait un nom dans la lutte contre la
corruption. Il y a quelques années, il était membre du parti libéral
Iabloko et travaillait au sein du Comité de protection des Moscovites.
« On venait me voir pour se plaindre de la construction de l'autoroute
de Khimki,
se souvient-il . J'ai alors dit : c'est peine perdue, vous ne rassemblerez personne et vous vous ferez tabasser »
. Evguenia faisait partie de ces gens-là.
« Désormais, je comprends combien je m'étais trompé »
, reconnaît Alexeï.
Au volant de sa coûteuse berline, il incarne le
jeune cadre dynamique. Orateur charismatique, il cherche à convaincre en
s'appuyant sur une logique solide sans jamais recourir à des slogans
creux. Navalny, tout comme Tchirikova, est devenu célèbre par ses
actions concrètes, en défendant les droits des actionnaires minoritaires
dans les grandes entreprises publiques russes. Ils sont nés la même
année, ne sont membres d'aucun parti et tiennent à leur statut de
francs-tireurs.
Tous les deux, ils ont rassembl
é
un vaste réseau de partisans issus de différentes obédiences
politiques. Ils peuvent être considérés comme un nouveau type
d'opposition, axée sur la résolution de problèmes réels, note Nikolaï
Petrov, du Centre Carnegie.
« Tchirikova incarne la transformation à partir d'un conflit précis vers
un engagement citoyen, tandis que Navalny est porté sur l'activisme
politique »
.
Tchirikova
« n'avait pas l'intention de s'impliquer en politique, ce sont les autorités locales qui l'y ont poussée »
, ajoute Moukhine, notant que tous les deux jouissent d'une
« image de leader populaire répondant aux attentes de la population »
.
Privé d'accès aux chaînes de télévision, qui sont contrôlées par le Kremlin, Navalny considère Internet comme le meilleur
vecteur
pour ses idées. Il s'est fixé pour tâche de faire baisser le nombre de
voix en faveur de Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, aux
élections législatives de décembre.
À
cette fin, il a lancé une campagne appelant à voter pour n'importe qui,
sauf pour le parti au pouvoir, ce dernier étant à son avis celui de la
corruption.
Preuve du crédit accordé à Navalny : les 174 000 euros qu'il a recueillis en un mois pour les besoins de
sa lutte contre la
corruption. Il compte utiliser cet argent pour rémunérer les avocats et
les analystes qui l'aident à repérer les transactions publiques
suspectes et à les porter devant les tribunaux. Désormais, Alexeï
soutient activement le mouvement de Khimki en passant au crible les
appels d'offres concernant la construction de l'autoroute.
Tchirikova
et Navalny sont récemment apparus côte à côte dans un camp monté à
Khimki pour mobiliser les opposants. Pendant quatre jours, l'événement a
vu affluer plus de 3 000 personnes, dont des dirigeants de partis
d'opposition ainsi que des représentants du mouvement de jeunesse
pro-Kremlin, Nachi. Tous, nationationalistes ou anti-facistes, sont
venus écouter Navalny. Qui, lucide, explique :
« Je sais que je suis à la mode en ce moment et que les gens se
lasseront. Ma popularité réelle dans le pays ne dépasse pas les 2% et
est liée uniquement à Internet. En province, les gens ne sont au courant
de rien. Je ne désarme pas, parce que j’aime ce dont je m’occupe ».
Les journalistes lui lancent :
« Hé, Navalny, quand tu seras président, ne nous oublie pas ! »
« Aha, la presse vendue... »
rit-il en retour, «
C’est à vous que je devrais d’être le premier à aller droit dans le mur... »