Voyage au pôle Nord

Photo de Yuri Lepski

Photo de Yuri Lepski

J’ai déjà vu toutes sortes d’hôtels. En Floride, il existe des suites sous-marines, dans l’Idaho, un hôtel en forme de chien dont le ventre fait office de chambres. En Turquie, il est possible de dormir dans un arbre, sous terre dans une mine de charbon en Suède, dans une capsule au Japon, dans une ancienne église en Écosse, ou dans une vieille prison en Slovénie. Mais au Pôle nord…


Station polaire

Barneo n’a même pas d’adresse. C’est une base polaire russe qui apparaît sur la carte seulement 40 jours pas an, de fin mars à début avril, depuis maintenant plus de dix ans. Quelques tentes et un aéroport qui dérivent en permanence avec les courants océaniques : leurs coordonnées GPS changent toutes les secondes.
Le camp mobile Barneo est l’hôtel le plus septentrional du monde. C’est le seul point de chute dans tout l’Océan arctique, pour les voyageurs polaires, les savants et surtout les touristes venus de tous les pays pour jouer aux explorateurs et entrer en contact, ne serait-ce qu’un instant, avec le vertex de la terre, en mouvement perpétuel.

Pour la plupart des visiteurs de Barneo, hormis pour les scientifiques qui y installent leur expédition pour la saison entière, la base n’est pas la destination finale, mais une étape de quelques heures ou de quelques jours, avant et après le paroxysme de leur voyage : la découverte du Pôle nord.

Les touristes arrivent en avion, en provenance du continent, et atterrissent à l’aéroport  de Barneo, le seul au monde à être construit sur une croute de glace à la dérive. Pour atteindre ensuite le Pôle, plusieurs options : ski, traîneau à chiens, hélicoptère ou encore parachute.

Cette excursion coûte autant qu’un séjour dans une station balnéaire haut de gamme, plus confortables et moins froide. Le plaisir de se détendre par - 30, sans blizzard si la chance vous sourit, en dormant dans des tentes chauffées, commodités à l’extérieur, revient entre 10 et 30 000 euros, selon la durée.


La base accueille pourtant chaque année des centaines d’explorateurs polaires, professionnels ou simples curieux, ainsi que des célébrités, comme en 2006, le prince Albert de Monaco, ou encore le prince Harry de Galles que venait de quitter le campement lorsque je suis arrivée.

Accueil chaleureux


Aujourd’hui, c’est le drapeau russe qui flotte au-dessus du continent glacial. En-dessous aussi. Le tricolore en titane a été installé à une profondeur de quatre kilomètres à l’endroit exact du Pôle nord, par le sous-marin russe Mir. Les Russes font ainsi d’une pierre deux coups, mais pourquoi ? Cette question m’a obsédée dès que notre Antonov-72 a quitté la terre ferme de Svalbard en Norvège, d’où partent la plupart des vols pour Barneo. Mais dès l’atterrissage, plus de temps pour les questions, les craintes et les angoisses. En bas de la passerelle, nous attend un trio célèbre en ces contrées.


Les touristes sont accueillis par le pilote Alexandre Orlov, chef de Barneo – une légende vivante qui a conquis tous les Pôles –, par le directeur du musée de l’Arctique et l’Antarctique de Saint-Pétersbourg et le dirigeant du campement Victor Boyarski, et par le commandant de l’escadrille de Krasnoïarsk, Alexandre Bakhmetiev, responsable du service aérien de Barneo.


Nous sommes invités à une table de camp pour déguster la « stroganina » (copeaux de poisson gelé), un classique de l’hospitalité locale accompagné de vodka pure. Mais pas de temps à perdre. En moins de dix minutes, il faut décharger les bagages, prendre ses quartiers sur son lit de camp, enfiler des vêtements chauds et courir vers l’hélicoptère, qui est déjà prêt à transporter un premier groupe de touristes vers le pôle : un énorme MI-8, plein à craquer de monde et de matériel. Au bout d’un quart d’heure, nous y sommes.


Une fois sur le pôle


Au sol, quatre copines japonaises armées d’appareils photos, pressentant qu’un bon cliché se profile, se lancent à la poursuite de l’un des pilotes. Ce dernier tente de trouver sur son écran GPS l’indication 90 degrés. D’autres touristes ne s’en remettent pas : plus au nord, ça n’existe pas ! Un couple plus âgé de Néo-zélandais dégaine des clubs et se met à jouer au golf.
        
Le guide débouche une bouteille de champagne, mais nous n’avons pas le temps de finir nos verres : le mousseux a gelé pendant que nous regardons, fascinés, un Roméo anglais demander en mariage sa Juliette chinoise.


De retour au campement, un déjeuner chaud nous attend. En entrée, borchtch à la crème fraîche. « De la vraie, importée de Moscou », se vante Denis, le cuisinier. Crème et yaourts se conservent longtemps dans la tente chauffée, mais au niveau du sol, où se maintient une température de réfrigérateur. Ensuite, point de corned-beef mais d’authentiques boulettes de bœuf haché. « Pour la viande, Barneo est le meilleur congélateur », plaisante Denis.


Dans ce vide temporel, la cuisine, accessible 24/24, devient un lieu de rencontre permanent. Un samovar d’eau est toujours sur le feu. Et pour accompagner le thé et le café, on y trouve non seulement des gâteaux, mais aussi d’étonnantes histoires.


À l’une des tables, des scientifiques américains regrettent d’avoir perdu une bouée hors de prix, emportée par le courant en haute mer. À une autre, le guide partage son expérience avec le couple nouvellement fiancé. Au Pôle, raconte-t-il, il a vu des mariages et des divorces. Un jour, un de ses clients a appelé sa femme par téléphone satellite pour se vanter de sa victoire et lui demander de se séparer. Ailleurs encore, des hommes d’affaires en vacances s’échangent leurs cartes de visite.    


D’histoire en histoire, on s’habitue vite au tourbillon de la vie du camp. Et ma question refait surface : pourquoi les Russes sont-ils les seuls à occuper ce continent à la dérive ? Pourquoi pas les Norvégiens ou les Canadiens, par exemple ?


À écouter les récits des organisateurs, la recherche du bon glacier pour construire Barneo paraît simple : dans les premiers jours de mars, deux bases secondaires sont créées, l’une au 87e degré, l’autre encore plus près du Pôle. On y débarque du combustible et un groupe d’exploration glaciale, qui part à la recherche d’un grand champ de glace bien solide. On transmet les coordonnées à Mourmansk, qui envoie un avion chargé de tracteurs. L’aéroport est installé, ratifié par une commission de Krasnoïarsk. Puis arrive le personnel et la construction de la base peut commencer.


En réalité, c’est un travail extrêmement dangereux, qui nécessite un savoir-faire très particulier, dont ne disposent pas les spécialistes d’autres pays. Mais en Russie, et auparavant, en Union soviétique, la conquête de la route maritime nord et de l’Arctique a toujours été une priorité.


Au fait, savez-vous pourquoi Barneo ? C’était l’indicatif d’un radiotélégraphiste qui avait roulé sa bosse dans le pôle Nord. Apparemment, ce surnom lui tenait chaud.

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