Andreï Erofeev et Iouri Samodourov (à droite)attaqués en justice par des groupes ultra-orthodoxes nationalistes, ont étécondamnés à verser une amende pour incitation à la haineraciale et religieuse. Photo : ITAR-TASS
À chacun de ses retours à Moscou, le jeune fils de diplomate soviétique qui vit à Paris, Dakar et Vienne a le souffle coupé. « Je me sentais étranger dans mon pays. C’était un monde irrespirable et déprimant », se souvient Andreï Erofeev, en repensant aux forces qui ont fait de lui un commissaire innovant et l’une des figures les plus provocatrices de l’art contemporain russe. « J’ai commencé à chercher un moyen de survivre dans ce monde ».
L’art a été son salut, et sa malédiction aussi, l’attirant dans une bataille après l’autre. En juillet 2010, lui et son collègue Iouri Samodourov, directeur du musée Sakharov, ont été condamnés par un tribunal russe pour incitation à la haine religieuse et raciale à la suite de leur exposition « Art interdit » : 20 pièces que Erofeev n’avait pas eu le droit d’inclure dans sa présentation de la plus grande collection d’art contemporain russe. La sienne. Cette création phare d’Erofeev est une histoire d’amour, la romance personnelle du commissaire avec l’art contemporain. Comme toute affaire passionnelle, elle a apporté son lot de joie et de chagrin.
Erofeev commence sa thèse d’histoire de l’art à l’université de Moscou en 1981, en pleine stagnation brejnévienne. Le XXe siècle est strictement hors-programme. Erofeev doit étudier l’art moderne en négatif, dans les annotations critiques des manuels marxistes-léninistes.
Au même moment, il commence à accumuler des œuvres contemporaines. Il parvient à en entasser 300, secrètement, dans les réserves du musée Pouchkine, avec l’aide d’amis qui y travaillent. En 1986, ce même musée lui propose un poste mais refuse d’accueillir sa collection. Il doit faire ressortir les œuvres en douce. À temps extraordinaires, mesures extraordinaires.
En pleine perestroïka, en 1987, la jeune collection trouve enfin refuge dans les ruines du palais impérial de Tsaritsino, dont le directeur veut se montrer dans l’air libéré du temps, et met à la disposition de Erofeev un abri-bombe de plus de 1000 m². Les mains déliées, un minuscule budget en poche, le jeune commissaire se concentre alors sur des objets moins conventionnels, des installations. Il réussit à convaincre des artistes d’avant-garde de lui offrir des œuvres. La collection monte à 3 000 pièces. Manquant d’espace d’exposition à Tsatristino, Erofeev fait voyager ses œuvres d’art et leur assure une visibilité internationale. Deux ans plus tard, la galerie Tretiakov (l’un des plus importants dépôts d’ œuvres d’art russe) invite le collectionneur et sa collection à rejoindre le musée. Erofeev devient le premier commissaire d’art contemporain dans l’histoire de la galerie. D’entrée de jeu, en exposant les œuvres provocantes des artistes contemporains dont il est le champion, il est en conflit avec sa direction.
En 2008, après plusieurs scandales, dont celui de l’« Art interdit », Erofeev est licencié de la Tretiakov. Même ses admirateurs avouent qu’il peut être obstiné et inflexible. « C’est pas un gars facile », confirme un historien de l’art émigré, Konstantin Akincha. Après un long procès qui a donné raison à des groupes ultra-orthodoxes et nationalistes, Erofeev est imperturbable et planifie de nouvelles expositions en tant que commissaire à son compte. Mais l’affaire a fait frissonner le monde de l’art russe.
« Tous ces scandales ont créé un sentiment de peur », dit Akincha. « Tout le monde n’est pas aussi intrépide qu’Andreï. Les autres comprennent le danger, et appliquent un très vieux procédé : l’autocensure ».
Ami de toujours de la France
Vous êtes très lié à la France…
Je suis né en France. Dès les années 1970, j’ai été stagiaire au Louvre puis au Musée d’art moderne de la ville de Paris. C’est de là que vient mon intérêt pour l’art contemporain et mon choix professionnel. Plus tard j’ai été reçu dans l’ordre de Chevalier des Arts et des Lettres.
Avez-vous gardé des amitiés en France ?
Je suis très lié depuis les années 1970 à Jean-Hubert Martin, l’ancien directeur du Centre Pompidou. En 1977, il était venu à Moscou, ville soviétique morne et pesante, pour préparer l’exposition Moscou-Paris. Nous avons encore des projets communs. Par exemple, une grande exposition à Barcelone en 2012, synthèse des meilleures œuvres russes des vingt dernières années.
Sotsart à la Maison Rouge en 2007, c’était vous…
J’avais d’abord monté l’exposition à Moscou, à la Biennale d’art contemporain. Quand elle était empaquetée et prête à partir pour Paris, la Tretiakov a alerté le ministère de la Culture que des œuvres irrespectueuses de Poutine allaient quitter le pays. 80 œuvres ont été censurées. Sarkozy était à Moscou pour parler de l’Année croisée. S’il n’avait pas été alerté, il n’y aurait pas eu d’expo. Il a dit à Poutine : « Vous interdisez déjà une exposition ? C’est un bon départ pour une coopération culturelle » . Poutine était furieux. Les caisses ont fait le trajet Moscou-Paris en un temps record. Pour combler les vides, j’ai invité les artistes censurés à apporter des œuvres similaires. En les découvrant la veille de l’inauguration, la direction de la galerie Tretiakov (propriétaire de la collection) a fait un scandale. Mais, sur mon conseil, le créateur de la Maison Rouge, Antoine de Galbert, ne les a pas retirées. J’avais signé mon arrêt de mort.
Cette année, avec Contrepoints au Louvre, l’histoire se répète ?
Oui, un fonctionnaire de la Culture se mêle de ce qui ne le regarde pas, décide de se faire critique moral. Il fait croire que l’œuvre de Ter-Oganian est antisémite, alors qu’elle critique le pouvoir russe. Mais les Français ont résisté et les Russes ont fléchi pour la première fois. Surtout, Contrepoints est la seule manifestation d’art contemporain de tout le programme croisé. Et ce sont les Français qui l’ont organisée. C’est-à-dire que notre ministère de la Culture s’est rabattu sur les classiques, icônes, ballets et chœur de l’Armée rouge, une thématique soviétique agrémentée d’un respect retrouvé de l’art russe ancien.
Que pouvez conclure de l’Année croisée France-Russie ?
Je n’ai participé à aucun projet de l’Année croisée. Je ne suis pas sorti de Russie depuis trois ans, car j’étais en procès. Et ici, personne ne m’a sollicité non plus. Je me suis retrouvé sur le banc de touche.
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