« Il était assis là-bas jour et nuit, à faire pousser quelque chose, à traîner les fruits des autres », raconte la mère de Gueorgui. Son fils est écolier, et c’est un passionné du jeu social Le Fermier heureux. Elle était persuadée que le jeu était gratuit ; dans les faits, son fils a dépensé 200 à 300 roubles (4,60 à 7 euros) par mois dans « l'achat de points ». Tous ses camarades de classe y ont joué comme lui, et ont comparé avec enthousiasme leurs niveaux et performances.
Le Fermier heureux est le jeu social russe le plus populaire, avec plus de huit millions d'utilisateurs enregistrés, et deux millions de joueurs par jour aux plus forts moments d'affluence. Ce jeu a rapporté environ 14 millions d'euros en tout à son créateur.
De la graine chinoise
Le façonneur du fermier, I-Jet media, une compagnie d'Ekaterinbourg créée en 2005 par Alexeï Kostarev et Dmitri Choubine, a commencé par fournir des jeux sans toutefois réussir à gagner d’argent. Après un fiasco financier, Alexeï Kostarev s'est exilé pendant un an dans la Silicon Valley, où en 2007, sur les conseils d'un capital-risqueur, il s'est familiarisé avec le réseau social Facebook sur lequel il a découvert de nouveaux jeux spéciaux, très simples, mais basés sur la coopération active entre « friends ». Chaque jeu se contentait de proposer une seule mission : cultiver un potager, vaincre la mafia ou, au contraire, mettre à sac une ville. Les jeux étaient diffusés gratuitement, mais pour passer plus rapidement au niveau supérieur, on proposait aux utilisateurs d'acheter des semences virtuelles ou des affûtages au diamant pour rendre les poignards plus efficaces. C'était ce que l'on appelle le business-model freemium, très répandu sur Internet : le service principal est gratuit et il faut sortir de l'argent pour le reste.
Sur les réseaux sociaux russes naissants Vkontakte et Odnoklassniki, il n'y avait aucun projet de la sorte, alors que ces jeux étaient déjà très populaires en Chine. Quand, début 2009, Vkontakte ouvre enfin une plateforme dédiée aux jeux sociaux, il n'y a rien pour la remplir. M. Kostarev s'adresse donc aux entreprises chinoises. Grâce à l'effort des programmateurs chinois, le premier grand jeu social russe est créé : c’est Le Fermier heureux, copie d'un produit chinois de la compagnie Elex. I-Jet media (celle-ci a obtenu l'autorisation de le diffuser en Russie sur le modèle de l'intéressement aux bénéfices). Après quelques mois, l'idée chinoise est devenue la base des leaders actuels du marché des jeux sociaux de la compagnie américaine Zynga, avec son jeu Farmville, qui au plus fort moment d'affluence a rassemblé 30 millions d'utilisateurs quotidiens. (D'ailleurs, Alexeï Kostarev se mord encore les doigts de ne pas avoir débarqué sur Facebook avec ses fermiers et d'avoir laissé ses concurrents s'emparer de cet espace).
Les Russes se sont saisis du Fermier heureux à une vitesse fulgurante. « Il n'y avait jamais rien eu de tel. Le jeu était tellement coloré ! - raconte Gueorgui. - On se disputait pour savoir qui irait le plus loin le plus vite . J'ai joué environ six mois, tout mon jardin était planté. J'ai vendu et gagné de l'argent. Je jouais deux-trois fois par jour, dix à quinze minutes ». Et voici comment Sergueï notre expert, déjà adulte et qui joue depuis deux ans au jeu de rôles informatique le plus populaire du monde : World of Warcraft, analyse les raisons de la popularité du Fermier et de ses semblables : « Dans les jeux sociaux, s'il faut beaucoup jouer, alors il se produit la même chose que pour les jeux de rôles. Une personne saine d'esprit commence à défendre sa ferme comme si elle était réelle, tout comme elle s'identifie à son héros dans les jeux de rôles. À la différence des jeux informatiques habituels, le jeu social est très simple, on y entre facilement dans le flot, c'est-à-dire qu'on s'enfonce momentanément ».
« Il me semble que la rapidité avec laquelle on obtient des résultats est elle aussi séduisante: on sème des carottes le soir et on a déjà une belle récolte le matin », estime Ekaterina Tcherkassova, de Mail.ru. « Les gens sont fainéants par nature », d'après M. Kostarev. « Ils s'enregistrent sur le réseau et ils n'ont besoin de parler de rien. Et les jeux sociaux génèrent eux-mêmes des motifs de discussion. Tu sors et qu'est-ce que tu vois : on a volé une carotte ! » Le père du jeu a souligné ce qui constitue pour lui la singularité de ce type de jeux : ils ne doivent pas prendre beaucoup de temps. « Si une session dure plus de cinq-dix minutes, après une semaine, les gens arrêtent de jouer. Le principe de session est ici important. L'action principale, la croissance du jardin, se fait sans que tu n’aies rien à faire ».
Les débuts du Fermier heureux en avril 2009 ont été phénoménaux : un million d'utilisateurs dès les deux premières semaines. Il a été diffusé sur Vkontakte, et 10% des 8 millions d'utilisateurs ont payé. Les recettes moyennes mensuelles tirées d'un joueur payant sont de 150 roubles (3,50 euros contre 10 euros en Europe). « Même si chaque joueur n’ apporte que quelques kopecks, nos frais sont minimes », a déclaré Alexeï Kostarev dans une interview à Ekspert TV.
Mais le cycle de vie d'un jeu social n'est pas long. « J'ai joué six mois, et j'en ai eu marre. Ça ne m'intéressait plus de jouer à ce type de jeux, je n'avais pas assez de temps », raconte Gueorgui. Selon M. Kostarev, la durée de vie d'un bon produit est de six mois, s'il est développé, si on lui ajoute des applications chaque semaine. Et dans le cas contraire, pas plus d'un mois. Et aujourd'hui, raconte-t-il, Le Fermier heureux est tellement populaire qu'il a rapporté au site Vkontakte 13.000 dollars (environ 9.300 euros) en un mois.
I-Jet media a commencé à sortir sur le marché de plus en plus de nouveaux jeux, d'abord copiés sur les modèles chinois, puis originaux. . D'autant plus que la base des joueurs avait déjà été créée grâce au Le Fermier heureux . Dans sa lignée sont sortis de nouveaux jeux gratuits. La Ferme heureuse, d'Alawar Entertainment à Novossibirsk figure parmi les plus populaires. Plus de jardin, mais des animaux : oies, canards, poules, vaches,moutons. En 2007, Alawar avait déjà sorti un jeu sur ce thème ; il l’a adapté au réseau social l'année dernière.
Aujourd'hui, I-Jet media possède un panel de 60 jeux dont sept seulement ont été créés par l'entreprise. Celle-ci a passé au moins 40 commandes auprès de ses partenaires d'Alawar et de ses collègues Akella et Drimmi, ainsi qu'à plusieurs petites entreprises de quelques employés. Et bien entendu, elle continue à travailler avec le chinois Elex, qui avait tracé le sentier du Fermier.
I-Jet media veut aujourd'hui vendre. L'entreprise s'estime à une valeur de 100 millions de dollars (environ 72 millions d'euros). Elle cherche des investisseurs à hauteur de 25% de son capital et est en pourparlers avec Almaz Capital Partners, DST/MAil.ru Group, Finamom et des investisseurs étrangers. 70% des sommes ainsi recueillies devraient être distribuées aux employés, et 30% aux créateurs pour leurs besoins personnels.
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