Faut-il un million de soldats?

Tous les ans au mois d’octobre, quand le froid humide s’installe, c’est l’heure de l’appel d’automne des nouvelles recrues. L’objectif est d’enrôler 278 000 jeunes gens avant le 31 décembre, mais cette année, l’armée est censée instituer de nouvelles mesures pour humaniser le service militaire obligatoire. Par exemple, les parents peuvent désormais assister au conseil de révision et sont autorisés à accompagner les futurs soldats jusqu’à leurs unités d’affectation, une étape lors de laquelle de nombreuses irrégularités sont d’ordinaire commises. En outre, les conscrits ont désormais le droit de garder leur téléphone portable pour communiquer avec famille et amis, et ils peuvent dénoncer des malversations. Les autorités s’efforcent de leur faire faire leur service plus près de chez eux. Et pour la première fois, les appelés devraient bénéficier de week-ends de permission.

L’objectif est de transformer l’armée actuelle, quasi carcérale, en une sorte de « colo sportive ». C’est une excellente nouvelle. Malheureusement, ces mesures n’auront aucun impact sur le niveau de préparation au combat des forces armées. Le ministère de la Défense a hélas rejeté le modèle militaire du XXIème siècle : constituer une force professionnelle compacte hautement qualifiée. Deuxièmement, comme l’appel a lieu deux fois par an, à l’automne et au printemps, et parce que le service militaire a été réduit à une seule année, les conscrits les plus expérimentés ne totalisent à chaque période que six mois de service, ce qui suffit à peine pour un entraînement de base. Résultat : un niveau de préparation lamentablement bas, alors que les guerres modernes nécessitent une formation pointue en communications et en systèmes d’armement sophistiqués.

L’humanisation est une mesure qui s’impose, mais l’efficacité et la préparation au combat des forces armées ne s’amélioreront pas tant qu’elles ne seront pas assorties d’une modernisation des forces elles-mêmes et d’une compréhension de l’art de la guerre au XXIème siècle.

Je demande souvent aux partisans du service obligatoire à quoi sert une armée de conscrits si le pays n’envisage plus de mobiliser des millions de réservistes en temps de guerre. Il est évident que l’immense réserve de recrues faiblement qualifiées servira de chair à canon.

Les appels à la conscription semestriels ne parviennent à rassembler que 564 000 soldats. Crédits photo : ITAR TASS

Dans tout débat sur la conscription, ses défenseurs insistent immanquablement sur la nécessité de disposer d’une armée d’un million de soldats. Ce nombre a acquis une dimension mystique. Au cours de la dernière décennie, chaque responsable politique ou militaire a averti que si le nombre descend sous le million, la capacité de défense de la Russie sera considérablement affaiblie. L’explication la plus courante, et la moins convaincante, est que l’immense territoire du pays et ses longues frontières ne peuvent être défendus par moins d’un million de soldats. En réalité, seules des forces armées plus réduites, hautement qualifiées et très mobiles peuvent garantir la protection du pays. Les dépôts d’armement lourd doivent se situer dans les zones où la menace potentielle est la plus sérieuse, et des troupes prêtes au combat doivent pouvoir être rapidement déployées dans ces zones si la menace se concrétise.

Les stratégies de défense de la Russie en sont restées à l’époque napoléonienne, où la victoire était censée pencher du côté des plus « gros bataillons ». Deux cents ans plus tard, en 2003, les États-Unis envahissaient l’Irak. L’armée de Saddam Hussein, forte de 400 000 hommes, était écrasée par seulement trois divisions : deux américaines et une britannique. L’issue s’est jouée sur l’utilisation d’équipements de surveillance et de communications de pointe, qui permettent d’identifier les mouvements des troupes ennemies, et d’armes de grande précision pour les détruire.

Or l’armée russe est toujours paralysée par la mentalité militaire fondamentalement erronée et périmée de ses chefs, qui confondent la qualité et la quantité. Ce qui explique pourquoi en haut lieu, on tient à une armée numériquement égale à celle de la Corée du Nord (une population de 24 millions et une armée active d’1,1 million de membres).

Mais contrairement à ce pays, la Russie ne peut atteindre le million magique qui l’obsède tant. D’abord et surtout, à cause du fort déclin démographique : le nombre de garçons arrivés à l’âge de 18 ans a chuté et n’est plus que de 800 000. Par ailleurs, une corruption largement répandue permet à des milliers de jeunes gens d’être exemptés du service militaire.

Résultat : les appels à la conscription semestriels ne parviennent à rassembler que 564 000 soldats. Si l’on y ajoute 150 000 officiers et 100 000 soldats contractuels, on n’obtient pas plus de 800 000 personnes actives dans l’armée. Mais les dirigeants russes continuent de rêver jour et nuit à leur million d’individus sous les drapeaux, condamnant les forces armées à être aussi mal préparées au combat moderne que celles de la Corée du Nord.

Alexander Golts est rédacteur en chef-adjoint du journal en ligne Iejednevny Journal

Article paru initialement dans The Moscow Times

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