Tout à coup tu te retrouves seule, parce que c’est l’été, les amis sont partis en vacances, Paris s’est vidée, et toi, tu croules sous le travail, qui n’a que faire de l’été. Cette accalmie inattendue, qui coïncide avec celle de la ville arrachée à sa course folle, est l’espace créatif, affranchi des rendez-vous professionnels et autres obligations personnelles, dont tu rêves toute l’année.
Tu deviens plus attentive aux détails du paysage parisien allégé par l’été.
Le jogging du soir sur les quais de la Seine se transforme en aventure. Plus besoin de musique dans les oreilles, cette cloison sonore entre toi et la rumeur pesante de la ville. La cité s’apaise et tu commences à entendre sa résonance.
Les sons du tango retentissent plus fort. Il suffit de descendre des quais supérieurs vers la Seine. Plus près de l’eau. On y tangue dans le soleil couchant. Hallucinant ! En chaussures à talon et en baskets, en jupettes et en jeans, dos nu ou vêtu d’un simple t-shirt. Peut-être que grâce à Bertolucci, le tango à Paris est différent, surchargé émotionnellement. Ou alors ce n’est que moi qui l’entends de la sorte.
À Moscou, dans le parc Neskoutchny, on danse la salsa, le rock n’roll ou les danses de salon, et parfois même des danses populaires. Avec toute l’énergie de la jeunesse et le sentiment joyeux d’avoir un public. Quel que soit le rythme de la musique, tu sens le tempo de l’époque. Les adultes passent en souriant, ou s’arrêtent pour applaudir.
À Paris, chacun danse pour soi. Et ça se voit.
Les gens sortent sur la piste improvisée pour se faire plaisir avant tout. Des jeunes et des moins jeunes, et des plus jeunes du tout dansent le tango, cette danse superbe où l’erreur est impossible. Aucune envie de continuer sa course. En revanche, tracer dans l’air cet élégant zigzag avec son talon et s’appuyer sur la main attentive du partenaire…
Les uns dansent le tango-light, de manière approximative, les autres exécutent chaque pas avec zèle et exactitude. Tout est parfait et totalement froid.
Et tout à coup, un couple d’un certain âge apparaît sur la piste. Lui est vêtu de noir, elle de blanc. Ils s’emboîtent, main dans la main, comme les détails d’un mécanisme parfaitement ajusté. S’immobilisent pour quelques instants, puis…
Je ne comprends plus ce qui se passe. Leurs mouvements ont la retenue des rythmes d’un siècle passé. Elle le touche sans le toucher. Sa tête à lui est légèrement inclinée vers le bas, vers elle. Une impression d’improvisation dans chaque mouvement.
Tu te figes, parce qu’on est train de te raconter une histoire, et ce récit discret contient tellement de passion, que ça te met mal à l’aise, tu ne voulais pas épier cette vie étrangère. Ces deux-là sont comme seuls sur les quais, avec leurs propres souvenirs, leur histoire. Deux corps qui ont trouvé et n’ont jamais perdu l’harmonie, qui ont survécu à la vanité de l’impeccabilité et ont acquis cette classe qui transforme une série de mouvements en essence du tango. C’était la danse d’un amour inépuisé, d’une attraction réciproque qui a résisté au temps.
Cela ne s’apprend pas. Et il faut le danser ici, dans le soleil couchant et au couchant de la vie, qui se reflètent tristement dans la Seine rose et grise.
Natalia Gevorkyan est correspondante à Paris du journal Kommersant
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