L’opium afghan sur la route de la soie

Les 9 et 10 juin, à l'initiative du président russe Dmitri Medvedev, Moscou a accueilli un forum international intitulé « Production de drogue afghane: un défi pour la communauté mondiale ». Le quotidien Izvestia s'est entretenu avec Nikolaï Tsetkov, adjoint au directeur du Service fédéral de contrôle du commerce de la drogue (FSKN), et responsable du Comité d'État de la lutte contre les narcotiques, sur la Route du Nord empruntée par la drogue et appelée par référence historique « Route de la soie », ainsi que sur le refus de l'OTAN de détruire les champs de pavot afghans.

Quelle est aujourd'hui la situation de la production de drogue en Afghanistan?

Comparée à la situation d'il y a dix ans, c'est bien pire. Pour la Russie, c'est bien plus tragique. Depuis l'automne 2001, début de l'Opération « Enduring Freedom », la guerre en Afghanistan, et l'arrivée d'un contingent international de forces de sécurité dans le pays sous la bannière de l'ONU, la production de drogue, surtout des opiacés, a été multipliée par 40.

Quelle est la principale province productrice ?

La province de Helmand, dans le sud-est, à la frontière avec le Pakistan. Selon les statistiques des Nations Unies, la région a produit 4.085 tonnes d'opium en 2009 (59,2% de l'ensemble de la récolte afghane). En même temps, la province de Helmand n'est pas très densément peuplée (5% de la population totale) et les affrontements armés y sont monnaie courante.


Faits et chiffres

Selon la Commission de l'ONU sur les drogues et la criminalité (dans Toxicomanie, Crime et Rebelles, publié en 2009), l'Afghanistan exporte annuellement quelque 900 tonnes d'opium et 375 tonnes d'héroïne. Environ 12.000 tonnes sont stockées. Ce qui est assez pour satisfaire la demande mondiale en héroïne des 100 prochaines années. Chaque année, l'héroïne afghane fait 100.000 morts par overdose, dont 30.000 Russes. Le marché mondial des opiacés s'élève à 65 milliards de dollars, dont 13 milliards pour la Russie, 20%)


Qui contrôle cette province?

Officiellement, des soldats britanniques.

On dit qu'une large partie de la drogue afghane passe par la Russie pour rejoindre l'Europe. Le contingent américain, colonne vertébrale des forces de maintien de la paix, est faiblement engagé dans le contrôle de cette route. Est-ce vrai?

Oui, dans une très large mesure. Mais il faut apporter des précisions. Les narcotiques afghans empruntent trois routes principales. L'une porte le nom de Route du Nord. Elle se dirige vers la Russie. On le sait, la Russie n'a plus de frontière commune avec l'Afghanistan. Il y a l'ancienne frontière afghano-soviétique. Ce tracé est contrôlé par le Turkménistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. La plus longue section est la partie tadjike. C'est également la plus complexe au niveau de la topographie. Comparativement, les Ouzbeks n'ont qu'une petite section. Les Turkmènes gèrent également une assez longue partie. Pour autant que l'on puisse en juger, elle est assez poreuse. C'est-à-dire qu'elle ne pose pas vraiment de problèmes aux contrebandiers. La zone de transit des narcotiques inclut en outre des régions du Kirghizstan et du Kazakhstan, avec lequel la Russie à une frontière commune de 7.500 kilomètres. Bien évidemment, les structures chargées de faire respecter les lois dans ces pays voisins font ce qu'elles sont censées faire. Mais les faits parlent d'eux-mêmes : le flux de drogue en provenance d'Afghanistan est aujourd'hui une avalanche. Nous souhaitons donc une coopération plus étroite avec nos collègues en Asie centrale, en Iran et bien évidemment, en Afghanistan même.

Quelle quantité de drogue afghane est envoyée par la Route du Nord?

A peu près 25 à 30%. Mais j'aimerais également souligner qu'il ne s'agit pas d'un transit vers l'Europe par la Russie. Cette route va en Russie. Je m'opposerai catégoriquement à toute personne affirmant que le sol russe ne sert qu'à acheminer la drogue vers l'Europe. Nous interceptons, ou plutôt, nous empêchons ce fléau de se répandre sur le territoire russe. Nos collègues européens sont également extrêmement vigilants et bien équipés techniquement. Le transit de narcotiques par la Russie, en direction de l'Europe, n'existe quasiment pas dans les faits. Nos voisins européens ne nous font du reste pas de reproches là-dessus. De plus, les drogues arrivent également en Russie depuis l'Europe, sous forme synthétique le plus souvent. Les Européens sont bien évidemment très inquiets face au phénomène de la drogue afghane. Mais ils ont des raisons bien plus sérieuses pour ça, car ils sont alimentés en particulier par la Route des Balkans, qui passe par l'Iran, la Turquie et le Kosovo. La frontière entre l'Iran et l'Afghanistan est d'ailleurs très surveillée et renforcée.

Vous avez probablement vu ces images alarmantes de grues montées sur des camions auxquelles sont pendus des passeurs de drogue. Nous ne savons pas exactement qui sont ces gens à ce jour, mais cette vue est terrifiante. Et il y en a tout le long de la frontière. Quoi qu'il en soit, la dissuasion est relative car environ un tiers de la production part vers l'ouest par cette route. Et il ne s'agit pas seulement de transiter par les Balkans. Ce qui se passe à la frontière entre l'Iran et l'Azerbaïdjan est également source d'inquiétudes. Il s'agit encore là d'un canal d'approvisionnement pour la Russie. Nous savons même que la frontière entre l'Azerbaïdjan et le Daguestan (république russe du Caucase du nord) est surnommée dans le jargon de nos entrepreneurs « la porte dorée » ou « le pont en or ». C'est dire l'abondance du flux de narcotiques là-bas. S'y ajoutent les routes de la mer Caspienne, depuis un port du nord de l'Iran, Derbent par exemple, jusqu'à Astrakhan ou Makhatchkala en Russie, ou également depuis le Turkménistan. Parfois encore, le trajet fait plusieurs boucles avant d'arriver à destination.

Que se passe-t-il sur la Route du Sud?

Au sud, on se dirige vers le Pakistan. A travers l'Afghanistan où ont lieu certains des combats les plus durs. De fait, la route la plus calme et la plus sûre pour le trafic de drogue est celle du Nord. Rien d'étonnant à ce qu'on l'appelle, dans le jargon des trafiquants, la « route de la soie », “la Route septentrionale de la soie”.

Une brèche a été récemment ouverte sur cette route: le Kirghizstan. Certains experts affirment que les cercles de la drogue kirghizes profitent de l'instabilité dans le pays pour renforcer leurs positions.

Ce n'est pas une brèche, ce qui ne serait pas si mal, mais plutôt une zone de regain de tensions. Nous n'adhérons pas aux théories du complot, mais nous savons que certaines villes dans le sud du Kirghizstan sont des plaques tournantes de la drogue, Osh par exemple, Jalalabad et Kyzyl-Kiya. Toutes se situent sur le cercle entourant la vallée de la Fergana. Elles sont plutôt ouzbèkes. L'une des routes allant dans cette direction débute dans la ville tadjike de Khorog, à la frontière afghane. Elle traverse ensuite les montagnes le long de la voie Khorog-Osh, construite pendant la période soviétique. En substance, c'est la seule route sérieuse traversant le Pamir et débouchant dans la vallée de la Fergana. Osh est la ville la plus importante, avec un aéroport international. La mafia de la drogue d'Osh est influente. Il faut reconnaître qu'elle a des leviers politiques et tente de les renforcer. En général, narcotique et extrémisme politique, sont des sujets séparés, comme narcotiques et terrorisme. Il est clair que les drogues, ou plutôt les centaines de millions de narco-dollars, vont financer et armer des criminels obéissant à différentes idéologies. Les pays de l'Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS) en ressentent plus que tout autre les effets.

Il existe une position russe, dévoilée à Kaboul et à Bruxelles, selon laquelle les forces de l'OTAN devraient mieux contrôler le trafic de drogue en Afghanistan.

Nous sommes réalistes et comprenons bien qu'il est impossible de contrôler les passeurs d'un bout à l'autre de leur parcours. Mais il faut commencer, et selon nous, pas en coupant ces routes, mais en coupant la production de narcotiques elle-même, les cultures de pavot. En Colombie, par exemple, nos collègues américains, en collaboration avec les autorités locales, ont pratiquement résolu le problème à la racine, au sens propre comme au figuré. Ils utilisent la technique de la défoliation. Il existe des préparations chimiques efficaces pour éliminer les plants dans tel ou tel champ. Nous parlons ici de coca. Ils détruisent environ 75% de tous les champs de coca, ce qui signifie qu'ils éliminent le phénomène en lui-même. Le chemin jusqu'à l'éradication de l'industrie de la drogue latino-américaine et de la mafia de la drogue sera peut-être encore long, mais pour un pays isolé, c'est déjà un énorme pas.

Mais à Bruxelles, on refuse de faire la même chose sur le sol afghan.

Oui. Nous avons exactement l'image inverse en Afghanistan. On y détruit évidemment les champs également, mais mécaniquement, à la houe, à la faux, au sabre. Et en règle générale, cela arrive quand on trouve des plantations, par hasard. Tous les propriétaires terriens vous diront que cela ne résoudra pas le problème. Ca améliore les sols. Parfois, vous devez faucher un champ pour que les plants y poussent plus abondamment. Pourquoi l'OTAN a refusé d'utiliser des méthodes chimiques efficaces? Trois arguments ont été avancés par Richard Holbrooke, représentant spécial des Etats-Unis pour l'Afghanistan et le Pakistan, et par le porte-parole de l'OTAN, James Appathurai. Tout d'abord, détruire les champs priverait les paysans afghans d'une source de subsistance et, mécontents, ils rejoindraient les rangs des talibans. Ensuite, si les soldats de l'OTAN se chargeaient de ce travail, le danger pesant sur leurs vies serait encore plus important. Et enfin, cela aurait un prix. Une fois cette vision des choses exposée, les perspectives pour une chute substantielle de la production de drogue en Afghanistan ne sont pas réjouissantes.

On ne fait donc aucun progrès?

La Commission présidentielle Medvedev-Obama a créé un groupe de travail sur la production de drogues illégales. Ce groupe est co-dirigé par le chef du Comité anti-drogue russe, Viktor Ivanov et par Gil Kerlikowske, directeur du Bureau de la politique de contrôle national de la drogue pour l'Administration Obama. En bref, nous entretenons de bonnes relations avec nos collègues, qui sont des professionnels en charge des questions de drogue.

Est-ce Gil Kerlikowske (directeur du Bureau de la politique de contrôle national de la drogue pour l'Administration Obama - ndlr) qui a récemment fourni à Viktor Ivanov une liste de neuf barons de la drogue afghans résidant en Afghanistan et dans d'autres pays d'Asie centrale?

C'est un exemple de coopération entre nous et cette coopération ne se fait pas uniquement au plus haut niveau, mais également au niveau opérationnel. Naturellement, notre dialogue est strictement régulé. A l'instar des Américains, nous n'abattons pas toutes nos cartes. Les informations que nous parvenons à obtenir sont principalement le fruit du travail du FSKN et d'autres structures de sécurité. Garde-frontières, douanes et police.

Coordonner le travail de plusieurs département est l'une des fonctions du Comité anti-drogue ?

Exactement, c'est l'une de ses fonctions. Il existe une autre composante de taille, nos liens avec nos collègues des pays voisins, tout spécialement avec les pays de transit en Asie centrale et dans le Caucase. Vous imaginez aisément que nous ne pouvons pas avoir des liens étroits avec certains d'entre eux à ce jour. Or, ils sont des zones de transit malgré tout. Avec d'autres, nous avons une véritable proximité et menons une collaboration efficace. Et nous voulons que cette collaboration prenne de l'ampleur et que notre dialogue soit renforcé par des actions spécifiques. L'échelle du désastre est telle qu'il est grand temps de créer un front anti-drogue mondial.



Revenu du trafic d'héroïne par la Route du Nord

Chiffre d'affaires annuel : 18 milliards de dollars
Crime transnational et organisations terroristes : 15 milliard de dollars
Vendeurs de gros et revendeurs : 1 milliard de dollars
Laboratoires de narcotiques dans le nord de l'Afghanistan : 1 milliard de dollars
Talibans : 30 milliards de dollars
Recette des paysans du sud de l'Afghanistan : 100 millions de dollars


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