Le Kirghizstan en quête d’avenir (+Infographie)

Aujourd'hui, tout expert se prononçant sur les évènements en Kirghizie risque de donner des évaluations et des pronostics périmés. La situation dans ce petit État de l'Asie Centrale change à une vitesse vertigineuse et il est peu probable que quelqu'un soit en mesure d'affirmer que la nouvelle révolution soit déjà terminée. En effet, deux révolutions en cinq sont des faits extraordinaires, même pour les ex-républiques soviétiques où le souci principal est d'assurer la continuité politique.

La période 2005-2006 a montré que l'époque des révolutions « paisibles » et « de velours » sur le territoire de la CEI touche à sa fin. Le « concert » révolutionnaire dans la partie ouest de l'ex-URSS a été joué. C'était au tour de l'Asie Centrale. Conformément à la doctrine léniniste sur la révolution, le Kirghizstan fut en mars 2005 le « maillon faible ». Selon l'orientaliste français Olivier Roy, une révolution rapide au Kirghizstan est la suite logique de l'évolution politique de ce pays pendant la période post-soviétique.

« Ce pays, le plus petit dans cette région, a connu la même dérive autoritaire que les autres pays d’Asie centrale, voire dictatoriaux que tous les pays voisins de l'Asie Centrale ont connue. On a parlé pendant un moment de «l’exception kirghize», et le Président Askar Akaev (le premier Président de Kirghizstan de 1990 jusqu'à 2005, ndlr) est considéré comme un réformateur plus démocratique que ses collègues des ex-républiques soviétiques. En réalité, la spécificité de la Kirghizie réside dans le fait que le pouvoir est plus décentralisé que dans d'autres pays. Il n'y a pas d'armée ni de forces de sécurité intérieure développées, mais beaucoup de divisions de la police locale. Cette faiblesse structurelle n'a pas empêché le président Akaev, élu à l'époque soviétique et régulièrement réélu depuis, de mener la même politique que ses voisins : arrestations des opposants, falsification des élections, élimination des candidats concurrents » (citation traduite du russe - ndlr).

Un algorithme similaire (à l'exception de la particularité biographique du deuxième président Kourmanbek Bakiev qui, à la différence d'Akaev, n'a pas eu d'expérience académique dans les établissements phares de Moscou et de Leningrad) a été reproduit dans les années 2005-2010 : un pouvoir central faible, des institutions non développées, et le népotisme comme meilleur moyen de former l'équipe au pouvoir.

Pourtant, tout en donnant raison à l’analyse générale d'Olivier Roy, je me permettrais néanmoins de donner quelques précisions. Les élites de tous les États des ex-républiques soviétiques d’Asie Centrale avaient un choix très limité de voies politiques à suivre à cause des particularités des processus de modernisation dans les pays de l'Orient musulman. A notre avis, il faut inscrire « les processus révolutionnaires » de l'Asie Centrale en éveil dans le contexte de la modernisation en Orient musulman, afin d’éviter le simplisme et d’ouvrir la voie vers une appréhension plus réaliste des événements actuels.

Jusqu'à présent, deux modèles politiques ont été réalisés avec succès dans les pays islamiques : soit un régime laïc autoritaire avec tous les défauts qui lui sont propres (clanisme, népotisme, corruption), soit la théocratie islamique.

Le modèle autoritaire de l'Asie Centrale a été décrit également par Olivier Roy : « Il y a une structure présidentielle du type familial : la femme, les frères, le fils du chef d'État se partagent les postes et les fonctions profitables, les proches sont élus au parlement avec un nombre de votes « à la soviétique » (citation traduite du russe - ndlr). Or, en général, ce sont des régimes qui misent sur la modernisation sociale et économique (implantation d'institutions de marché, création de conditions pour le développement des couches sociales de la société bourgeoise) et sur le développement laïc. Ce modèle minimise le rôle de la religion dans la politique (voire même l'étouffe). Il a eu le plus de succès en Egypte, en Jordanie et en Indonésie (avant sa « révolution de couleur » en 1998). Au sommet de l'évolution de ce modèle se trouve une sorte de démocratie structurée par le pouvoir personnel du chef d'Etat, de l'armée et des services secrets. La Turquie en constitue l'exemple le plus représentatif.

Selon la juste remarque de Fareed Zakaria (politologue américain, rédacteur de Newsweek International, ndlr), il n'y a que deux types de « démocraties » possibles en Orient musulman d'aujourd'hui. D’une part, le despotisme libéral (dictature libérale), quand le pouvoir se met au diapason de l’Occident et tient le pays d'une main forte à l'aide de l'idéologie nationaliste. « Le modernisateur le plus important du Proche Orient, le leader turque Kemal Atatürk, a su changer son pays d'une manière radicale grâce essentiellement à sa solide réputation de nationaliste. Il se prononçait contre les pays occidentaux malgré le fait qu'il était en train de réaliser l’occidentalisation du pays», écrit Zakaria.

D’autre part, la « démocratie non libérale », c'est-à-dire purement de façade, lorsque les élections et autres attributs démocratiques dissimulent corruption, usage de pots-de-vin généralisé, privatisation du pouvoir et ilotisme de la population. Ce type de « démocratie », selon Zakaria, assure la victoire des fanatiques religieux et des adeptes de la « foi pure ». Ce modèle est fondé sur l'idéologie de la « renaissance » religieuse et de l'État fondé sur les dogmes islamiques. L'Iran d'après 1979, le Pakistan (dont le nom se traduit par « l'État des purs ») de l'époque de Zia ul-Haq (président du Pakistan de 1978 à 1988, ndlr) est un exemple à suivre pour tous les adeptes de l'État théocratique.


Dans ces conditions, les pays d'Orient qui ont opté pour la modernisation sociale et économique se retrouvent piégés. D'un côté, le renouveau demande l'application de l'expérience occidentale. Et là, les universités européennes et américaines deviennent nécessaires avec leur esprit libre et démocratique, leur apologie de l'individualisme et du succès personnel. Ce genre de greffe occidentale au système des relations patrons-clients traditionnelles agit contre les initiateurs de la modernisation. Tôt ou tard, les jeunes « modernisateurs » se mettent à refouler l'élite au pouvoir et à menacer les assises de la politique. D'un autre côté, les changements sociaux et économiques perturbent les traditions d’une société qui n'est pas habituée au succès personnel et qui a du mal à accepter la nécessité de la concurrence de marché (surtout dans le domaine intellectuel et spirituel). De là, une réaction fondamentaliste à toute innovation, le désir de se renfermer sur sa différence et son « caractère exceptionnel ».

Ainsi, les pays d'Orient (et les pays de l'Asie Centrale de l'ex-URSS ne font que suivre à leur tour cette ancienne logique) se retrouvent devant un dilemme difficile. Il faut rattraper le monde civilisé, mais ce rattrapage comporte deux risques : l'européanisation de l'élite et l'archaïsation et l'islamisation de la population. A quelques exceptions près, toutes les péripéties de ce processus ont été également vécues par les pays des ex-républiques de l'URSS d'Asie Centrale où a été réalisé le projet modernisateur dans les conditions d'une démocratie dirigée et dosée (peu avant le renversement du pouvoir, Kourmanbek Bakiev l'avait appelée « consultative »).

Se demander si cette variante est bonne ou mauvaise n’est qu’une question rhétorique. Quoiqu’il en soit, un tel projet vu en tant que « troisième voie » est très vulnérable. Il fait ressortir un système de contrôle de la population en position de faiblesse et le manque de démocratie. Par conséquent, la Kirghizie se retrouve aujourd’hui, à la fois, face à sa « révolution des tulipes » de 2005 et à celle de 2010, cette fois-ci « sans tulipes ».

Auteur : Sergueï Markédonov, politologue, expert des problèmes du Caucase et de l'Asie Centrale

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