Pas d'impasse sur l'histoire

L’Empire du Milieu a pu s’autoproclamer ainsi car le pays est géographiquement au cœur de l’Asie. De par sa taille et sa multitude, il domine la région et se présente comme un « modèle » de développement dans un monde en crise. La Russie est le contre-type du cas chinois. L’image de l’ex-empire soviétique est aussi mauvaise qu’est bonne celle de la Chine.

Le pays encombré d’ un lourd héritage reste divisé entre Orient et Occident, d’autant plus qu’une grande partie de ses richesses sont à l’Est quand son élite rêve d’intégrer l’Ouest mais sans en adopter les valeurs, de crainte, justement, de perdre le contrôle de l’immensité du territoire. Le pouvoir actuel a revêtu les habits de l’autocratie d’antan, mâtinés de reliefs communistes. Il guerroie même avec ses voisins étrangers pour maintenir la cohésion de l’ensemble. Le pays continue de plus à souffrir de son retard chronique sur l’avancée du monde, freiné dans sa marche par son gigantisme. Hier, il a raté le train de la révolution industrielle du XIXe siècle pour l’emprunter plus tard sous la terreur communiste en sacrifiant ses paysans par millions. Aujourd’hui, il peine à trouver sa place dans la mondialisation en se crispant sur des valeurs nationales, par crainte de voir son unité se dissoudre. Bref, la Russie continue d’entretenir avec le monde extérieur des sentiments à la fois d’attirance et de répulsion, révélateurs de son problème identitaire. Le Kremlin souhaite d’un côté multiplier ses marchés avec l’Ouest, en lui vendant notamment ses richesses naturelles, tout en développent par ailleurs un complexe obsidional qu’illustre une diplomatie de nuisance, à ses frontières immédiates (Georgie, Pays Baltes) ou plus loin (Iran, Syrie, Chine, Vénézuéla…). En somme, faute d’avoir pu se positionner, la Russie n’a jamais su se vendre à l’extérieur comme le fait si bien la Chine.

A ce handicap de fond s’ajoute une erreur d’appréciation. L’actuelle équipe dirigeante n’a pas réalisé combien l’époque a changé. L’URSS n’a pas cessé de se cacher derrière sa glorieuse victoire contre l’Allemagne nazie pour rayonner à l’étranger, aidée par des caisses de résonance – PC, compagnons de route – qui relayèrent sa propagande. La chute du communisme, la libération des pays d’Europe centrale et orientale du carcan soviétique, ont fait apparaître une histoire moins glorieuse, où domine le ressentiment des peuples qui ont eu à la subir. Le Kremlin refuse d'en tenir compte.

Mais le Kremlin ne dispose plus de ses réseaux d’antan et la moindre tentative de reprendre pied dans cette région (par l’influence ou le gaz, notamment) apparaît désormais comme une agression contre le reste du continent.

Le centenaire des Ballets russes et l’année France-Russie qui vient de s’ouvrir montrent que l’intelligentsia russe a souvent regardé de notre côté avec les yeux de l’amour, mais la réciproque n’est pas vraie. La seule lueur que les élites occidentales aient perçue à l’Est fut celle du communisme, on sait au prix de quel aveuglement. Cet attrait désormais dissipé, le pays laisse au mieux indifférent, au pire, il fait peur à cause de ce qui s’est passé au XXe siècle. La fatalité n’existe pas, toutefois. Il tient aux Russes eux-mêmes que l’opinion sur leur pays évolue. Le jour où un consensus apparaîtra dans la population pour solder l’Histoire, où l'on entendra parler de repentance pour ce qui fut un crime incommensurable, alors la Russie commencera à sortir de sa crispation identitaire. Elle finira par s’ouvrir d’elle-même et par changer de mode de gouvernance. Cela dépend de ses autorités civiles et religieuses mais plus encore d’une volonté générale de regarder son passé en face. Ce pas en avant vaudrait toutes les campagnes marketing et permettrait enfin à ce grand pays d’améliorer son image pour retrouver son rang dans le monde. La géographie influence peut-être l’histoire, mais ce sont toujours les hommes qui la font. –

Thierry Wolton est essayiste et historien des pays communistes

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