Dimanche sanglant : une révolution contre la corruption

Image par Natalia Mikhaylenko

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Le 9 janvier 1905 (22 janvier d'après le calendrier actuel) des milliers de travailleurs russes se réunissent devant le Palais d'Hiver à Saint-Pétersbourg, la résidence du tsar Nicolas II, afin de remettre au tsar une lettre exigeant l'amélioration de leurs conditions de vie. La réponse des autorités est sévère : la répression des manifestants fait une centaine de victimes. Ce jour, qui marque le début de la révolution russe, est entré dans l'Histoire sous le nom de « dimanche sanglant », et les gens sont loin de connaître le rôle déterminant qu'a joué la France dans cet événement.

Au XIXe siècle, l'Empire russe était à son apogée. Les conquêtes en Asie centrale ont été victorieuses, la Bulgarie a été libérée du joug ottoman. En 1897, la Russie a démontré son influence sur la scène internationale en forçant, avec la France et l'Allemagne, les Japonais à rendre la péninsule du Liaodong à la Chine, conquise lors de la guerre des années 1894-1895. Il semblait que la Russie occupait durablement une place parmi les grandes puissances mondiales. 

Cependant, la prospérité de l’État russe était assise sur des fondations assez instables : des emprunts énormes souscrits par la Russie à la fin du XIXe siècle. La France était le principal créancier de la Russie. À la fin du XIXème siècle, un esprit de revanche s'emparait de la sorociété française à cause de la perte de l'Alsace et de la Lorraine en 1871. L'opposition franco-allemande envenimait l'Europe, mais aussi les colonies. Dans ce contexte, les Français voyaient dans la Russie un allié important, et ont volontiers accordé une aide financière au tsar russe. Le journal Le Figaro écrivait le 7 octobre 1891 : « Le patriotisme et l'intérêt bien compris des caisses d'épargne françaises vont main dans la main et ont déjà amené aux guichets de ces banques un tel nombre d'actionnaires de titres russes, que ça a provoqué là-bas en quelques heures un enthousiasme général... C'est le révélateur d'émotions spontanées de masse, et dans le même temps d'une convergence entre une formidable opération financière et un acte politique de la haute diplomatie ».

En 1900, plus de 10 millions de Français étaient déjà détenteurs d’« emprunts russes ». Puisque la rentabilité des titres russes atteignait 10% annuels voire plus, une classe entière de rentiers vivant des revenus des emprunts russes a émergé au début du XXe siècle.

Un tel afflux d’argent aurait été une bénédiction pour l'économie russe s'il avait été utilisé à bon escient. Mais ce ne fut malheureusement pas le cas. Une partie importante des fonds était alors consacrée à l'achat de produits de luxe français. D’énormes sommes ont été absorbées dans l'achat d'armement à l'étranger, principalement à la France. Mais le détournement de fonds était le principal problème financier de la Russie.

Dans ce domaine, l'oncle de l'empereur Nicolas II était hors catégorie ; le grand-duc Alexis Alexandrovitch Romanov occupait le poste de général-amiral et supervisait toutes les commandes d'armement pour la flotte russe. « Il était difficile de s'imaginer une visibilité plus discrète que les affaires maritimes de cet amiral d'une grande puissance, écrit dans ses mémoires le cousin d'Alexis, le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch. La seule évocation de la flotte militaire provoquait une grimace de douleur sur son beau visage. La seule idée de passer une année loin de Paris l'aurait contraint à donner sa démission, ce qui aurait sans doute eu un impact positif sur la flotte russe ».

Lors de ses fréquents séjours à Paris, le Grand prince était invariablement au Moulin Rouge pour rendre visite à sa danseuse favorite, la Goulue, que Toulouse-Lautrec a immortalisée dans ses tableaux. Alexis aimait littéralement la couvrir de gros billets.

La ballerine du Théâtre Marinski Elisa Baletta était un autre « coup de cœur » français du grand-duc. Alexis Alexandrovitch, en tant que représentant de la société impériale des donateurs du ballet, l'a tellement soutenue qu'elle est devenue la danseuse étoile avec les plus hauts cachets.

En Russie, on plaisantait avec amertume sur le fait que les dames françaises coûtaient à la Russie un cuirassé par an. « On retrouvait dans les poches du Grand prince Alexis quelques cuirassés et deux millions de la Croix Rouge. Qui plus est, il a offert avec malice une magnifique croix rouge en rubis à sa maîtresse Baletta, qu’elle portait le jour même où on a eu connaissance du déficit de deux millions de roubles dans les caisses de la Croix-Rouge », faisait remarquer un des pamphlets clandestins du début du XXe siècle. 

En 1902, les inspecteurs militaires ont enfin mené une enquête sur les pratiques abusives au sein du Département maritime, à l’issue de laquelle 43 officiers ont été déclarés coupables de pots-de-vin et de corruption. Aucune accusation n'a été retenue contre Alexis lui-même, mais certains de ses assistants se sont retrouvés en prison. L'année suivante, le scandale entourant la disparition de la moitié du budget de la marine militaire a éclaté, Alexis y ayant une responsabilité. Au même moment, ce dernier achetait un hôtel particulier à Paris.

La série de défaites de la Russie durant la guerre contre le Japon a provoqué l'hostilité des Russes contre la famille impériale, et en premier lieu contre les détournements de fonds impériaux. L'affaire ne s'est pas arrêtée au dimanche sanglant. Après la débâcle de la flotte russe dans le détroit de Tsushima le 14 (27) mai 1905, les demandes massives en faveur de la mise à pied d'Alexis ont commencé. Les officiers de la marine lui ont donné le surnom dégradant de « Prince de Tsushima ». Lors d'un spectacle en mai 1905, quand Baletta est apparue sur la scène du théâtre Marinski avec un collier précieux, le public s'est mis à crier : « Voleuse ! Voilà où est notre flotte ! Quelle honte ! ».

Le 2 juin 1905, le grand-duc Alexis Alexandrovitch a été démis de tous ses fonctions et s'est exilé à Paris avec Baletta. À ce moment-là, les troubles continuaient en Russie. Les autorités ont réussi à rétablir l'ordre en 1907 seulement, mais c'était déjà une autre Russie : un pays haïssant et méprisant le tsar, son entourage, et l'armée.

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