Crédit photo : Shutterstock
Par une nuit d'été chaude dans une maison de campagne russe, les rayons du soleil se posent sur les bouleaux et les buissons de fraisiers. Les habitants rentrent d'une journée de travail aux champs, des chiens se lovent paresseusement sous le porche, et la vieille maison grince à la tombée du soir.
C'est là le décor de bon nombre de classiques russes. Beaucoup d'auteurs russes – Gontcharov, Tourgueniev et Tolstoï, pour ne citer qu'eux – étaient des propriétaires terriens issus de la noblesse, qui se retiraient l'été dans leur domaine, pour se reposer et y écrire.
Le thème de l'été transparaît dans bien des classiques de la littérature russe, tout autant que dans les fictions modernes, et les paysages baignés de soleil servent souvent de décor à des histoires d'amour, aux drames, et à l'introspection.
L'âme russe au crépuscule : Gontcharov et Tourgueniev
Édition : Folio |
Ilia Ilitch Oblomov passe sa vie à « réfléchir » et à profiter du domaine de moins en moins rentable dont il a hérité. Il faut presque cent pages avant de le voir sortir du lit, et s'il se lève, c'est parce qu'il a un petit creux. Cent pages plus tard, il enlève sa robe de chambre et tombe amoureux.
Rester allongé était « tout simplement un état normal pour lui », empreint d'une « léthargie non dénuée d'une certaine grâce ». Néanmoins, ce livre épais est loin d'être une description fade de la vie quotidienne d'un noble russe, ou de suivre le fil de la pensée à la James Joyce.
Laissez-le de côté pour y revenir plus tard, ou dévorez-le d'une traite, et vous aurez un aperçu en profondeur d'une âme en conflit enfermée dans un corps oisif.
Édition : Gallimard |
Assia est une histoire d'amour subtile et complexe écrite par Ivan Tourgueniev en 1858. Le narrateur y tombe amoureux d'une jeune femme imprévisible, lors d'un voyage en Allemagne. Séduit par son charme et intrigué par son histoire, ses sentiments se mêlent au paysage dans un style romantique travaillé.
Les vignes, l'odeur des citronniers verts en fleurs, de la résine de pin, et les « falaises rembrunies », s'intègrent à son voyage sentimental. Beaucoup d'histoire écrites par Tourgueniev se déroulent au crépuscule, sous un soleil couchant figé à jamais.
« Le soir, d'abord flamboyant, puis écarlate et clair, enfin pâle et assombri, cède la place à des nuits sous le signe du vin et de la musique, propices à l'introspection ».
Romances au tournant du siècle : Tchekhov et Bounine
Plusieurs recueils en français de nouvelles écrites par le dramaturge Anton Tchekhov (La Cerisaie), comportent le chef-d’œuvre La Dame au petit chien, quintessence de l'amour de vacances.
Édition : Folio |
Dans le recueil La Dame au petit chien et autres nouvelles, Tchekhov se penche sur les aléas des relations humaines, présents en particulier dans les ellipses hésitantes d'Anna Sergueïevna (la dame au chien), lorsqu'elle tente de s'adresser à son nouvel amant, Gourov : « Je voulais tant vivre... La curiosité me dévorait... »
Gourov se sent « rajeuni par l'oisiveté totale et par les baisers échangés en plein midi, [...] par la chaleur, et l'odeur de la mer ». En dépeignant un désir mouvant et impossible à contrôler, l'histoire préfigure la passion décrite par D.H. Lawrence ou l'introspection de Virginia Woolf.
Ivan Bounine est l'un des auteurs russes les moins connus, bien qu'il ait été le premier Russe à recevoir le Prix Nobel de littérature, en 1923. Tout comme Tchekhov, il met en scène l'intensité prenante d'un amour de vacance vécue par une femme mariée.
Dans sa nouvelle Coup de soleil de 1925, les personnages se rencontrent sur un bateau, et débarquent ensemble pour vivre une liaison mouvementée. Plusieurs recueils de nouvelles écrites par Bounine ont été publiés, dont le classique Le Monsieur de San Francisco, ainsi que l'élégant et évocateur Les allées sombres.
Éditions des Syrtes |
Les Allées sombres parle d'amour dans de nombreuses histoires – la plupart vouée à l'échec – mais ces récits sont agréables à lire, et non déprimants, dérangeants ou pénibles. Le paysage lui-même joue un rôle actif dans ces cheminements pleins d'émotion.
Dans la nouvelle Le Caucase, un couple prévoit de quitter Moscou pour une escapade à Sotchi. L'homme dit à sa compagne : « Je serai à tes côtés dans la jungle montagneuse, au bord de la mer tropicale ».
Leur refuge en bord de mer est entouré de palmiers, de cyprès, de grenadiers et de magnolias ; au loin, « des montagnes couronnées de neige brillaient d'une blancheur sans âge ». La lumière éblouit le lecteur tout au long du récit : couchers de soleil et lucioles, étoiles et rivières limpides, dont l'éclat « scintillait et bouillait » sous le clair de lune.
Les maîtres du souvenir : Tsypkine et Makine
En 1981, le regretté Leonid Tsypkine, un écrivain soviétique qui était médecin – tout comme Tchekhov – avait fait revivre un périple en train au ton élégiaque, sur les traces de Dostoïevski, son héros.
Grâce aux relations nouées au sein de la communauté scientifique, Tsypkine a pu voyager en Europe et visiter les lieux où Dostoïevski lui-même s'était rendu, à une époque où peu de gens étaient autorisés à quitter l'URSS, même pour des raisons professionnelles.
Édition : Points |
Ce pèlerinage a donné naissance à une aventure littéraire hors normes, Un été à Baden-Baden, dans laquelle Tsypkine associe passé et présent en un cocktail postmoderne détonnant. Alors qu'il suivait les traces de Dostoïevski à travers la Russie et l'Allemagne, Tsypkine a imaginé les dernières années de la vie de cet écrivain tourmenté.
Gontcharov fait une apparition dans le récit de Tsypkine, « un gentleman tout aussi paresseux et fat que son personnage, Oblomov », avec des yeux de merlan frit et « une odeur de bureaucrate ».
Tourgueniev n'est guère mieux loti, en hypocrite condescendant et bardé de privilèges, vêtu d'une robe de chambre turque et d'un « lorgnon à l'éclat froid ». Ces brèves incursions d'autres personnages sont cependant très rares, car le roman se concentre sur la relation tendre mais compliquée entre le torturé Dostoïevski et Anna, sa jeune épouse.
Andreï Makine est passé maître dans l'art d'évoquer les souvenirs à la manière de Proust. Dans Le Testament français, le jeune narrateur, qui réside en France tout comme l'auteur, se remémore les villages russes de son enfance, dans une évocation poignante et détaillée.
Les histoires racontées par Charlotte, sa grand-mère française, jettent un pont entre deux époques : « Son existence passée était encore vivante en elle, comme si elle ne datait que d'hier ».
Charlotte devient l’incarnation de la petite ville de Sibérie où elle a vécu, avec ses « paysages endormis ». Présents dans une grande partie de l’œuvre de Makine, le poison de la guerre et le goût amer de l'exil brouillent et compliquent la simplicité des souvenirs.
Dans ce roman évocateur l'auteur s'intéresse à l'attirance pour « l'air sec de la steppe, où la transparence silencieuse laissait paraître le passé », ainsi qu'à des souvenirs plus douloureux.
Édition : Folio |
Le déchirement d'être pris entre deux cultures aux antipodes, se résume par l'image duale exprimée dans les deux langues de l'auteur : « Quand je prononçais le mot russe tsar, un tyran cruel apparaissait devant moi ; tandis que le mot « tsar » en français, évoquait... des chandeliers scintillants, les épaules nues des femmes, les parfums mêlés... »
À l'image de Makine, le narrateur est tiraillé entre ses deux identités, et lutte pour atteindre une sérénité « à la fois amère et paisible ». Une fois encore, les voyages en train et les « jours qui défilent » mettent en relief le présent et cette « plaine baignée par le soleil couchant, pareille à une rivière d'ambre ».
En découvrant ses romans sur les étagères d'une librairie, coincés entre Lermontov et Nabokov, Makine risque d'être pris d'une « mégalomanie fébrile », car il est devenu un élément constitutif de la tradition littéraire russe, bien qu'il écrive en français.
D'ailleurs, cette tradition associant des ressorts psychologiques complexes à une langue subtile continue d'inspirer écrivains et lecteurs, partout dans le monde.
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