Le pouvoir secret

Il est indiqué dans les règles de « Take it easy, darling » qu’ici, par principe l’on ne sert pas les cocktails les plus populaires comme le « Long-Island », rhum-cola et B52. Source : facebook.com/TakeItEasyDarling

Il est indiqué dans les règles de « Take it easy, darling » qu’ici, par principe l’on ne sert pas les cocktails les plus populaires comme le « Long-Island », rhum-cola et B52. Source : facebook.com/TakeItEasyDarling

Un bar qui dissimule son adresse, ce n’est pas un paradoxe mais une tendance sur le marché de la restauration. C’est à Moscou qu’apparaissent le plus d’établissements secrets, dans lesquels on ne rentre que grâce à des relations.

« Alors, nous y allons ?",dit le directeur général de Hurma Management Group, Dimitri Levitsky.

En plongeant derrière le rideau, tu t’attends à déboucher dans un couloir technique mais la pièce est recouverte d’un beau papier peint, sur le mur des appliques sont suspendues ainsi qu’un grand miroir sur lequel la silhouette d’une jeune femme est dessinée au rouge à lèvres et où figure l’inscription « Goulia ». Il suffit d’appuyer sur le bouton d’appel dissimulé, et la porte s’ouvre.

Les clients sont accueillis par une jeune fille élégamment vêtue : il s’agit de la même Goulia. Mis à part cette jeune fille, un barman travaille également au « Take it easy, darling ».

Parfois, Levitsky en personne observe pendant des heures l’afflux de visiteurs depuis le comptoir. Ce local exigu est conçu pour une quarantaine de personnes.

En lieu et place des chaises en bois ou en métal que l’on trouve traditionnellement dans les bars : des fauteuils moelleux. À la place de la musique tonitruante : du jazz en fond sonore.

On ne peut s’y rendre qu’après un appel préalable. La plupart des visiteurs connaissent Levitsky personnellement ou sont des amis de ses amis.

A l’entrée, les visiteurs sont « marqués » à l’aide d’un tampon encreur, pour le cas où si la personne sort par exemple pour fumer et souhaite ensuite rentrer de nouveau.

Le concept des bars secrets est né en Amérique, dans les années 20-30 du siècle précédent, à l’époque de la Prohibition, lorsque les débits de boissons (qu’on appelait les bars speakeasy) se dissimulaient derrière la porte secrète d’une pharmacie légale ou d’un barbier.

À Moscou, le bar speakeasy le plus ancien est « Tchainaya » (salon de thé) qui opère depuis 2003 aux abords de la station de métro « Belarousskaya ».

Son propriétaire est le célèbre barman Roman Milostivy, qui a par la suite participé à la création de la carte des cocktails d’un autre établissement au public choisi : le Mendeleev Bar sur la rue Petrovka.  

Le Mendeleev Bar, auquel on accède en passant par l’échoppe d’un vendeur de nouilles sans prétention, a ouvert au mois de mai de l’an dernier.

Le « Take it easy, darling », fin novembre. À peu près au même moment, Liya Mour, Alena Ermakova et Anna Bitchevskaya (les deux premières travaillaient dans le secteur de la restauration, et la troisième dans le tourisme) ont lancé le projet Stay Hungry.

Il combine le format d’un restaurant avec le concept d’un dîner presque parfait. Stay Hungry ne publie pas son adresse et sert seulement 15-16 personnes par soir, qui viennent sur invitation à une heure précise afin de déguster des plats préparés par des cuisiniers amateurs.

Sur le marché saturé de la restauration, l’absence d’enseignes et de publicité devient un avantage concurrentiel. Par exemple, le secret a une influence sur le prix de la location.

Source : facebook.com/MendeleevBar

Même si les restaurateurs louent les locaux selon les conditions commerciales, pour les établissements secrets les prix peuvent être beaucoup plus bas que pour les bars et restaurants traditionnels, car il n’est pas nécessaire d’ouvrir dans un endroit très fréquenté.

D’après l’associé de DNA Realty Anton Biely, le prix moyen du loyer par mètre carré dans les principales rues du centre de Moscou se situe entre 1200 $ et 2200 $ par an, mais en choisissant des endroits moins fréquentés, il est possible de payer deux à trois fois moins : « Même dans le centre, il existe des sites que l’on peut louer pour 500 $ à 800 $ par mètre carré et par an. Et les prix pour la location de sous-sols ou de locaux avec entrée par la cour peuvent varier de 250 $ à 500 $ par mètre carré et par an. »

Ce n’est pas un hasard si « Tchainaya » et le bar Mendeleev sont situés dans des sous-sols et Stay Hungry dans un appartement ordinaire, au deuxième étage d’un immeuble d’habitation.

La question étant de savoir comment parvenir à faire descendre les gens au sous-sol.

Les établissements secrets ne disposent pas de budgets marketing et attirent donc les visiteurs uniquement grâce aux contacts personnels de leurs fondateurs, qui constituent l’essentiel de la clientèle.

Cela augmente le niveau de la prestation et permet d’économiser sur le personnel. Les réseaux sociaux sont un autre canal de promotion : ils permettent de toucher un public ciblé.

De nombreux établissements ont une page sur Facebook, mais, par exemple, le groupe Stay Hungry est fermé. Et Alena Ermakova qui, avant Stay Hungry a occupé le poste de directeur des Relations Publiques de la société Icon Food, a plus de 2500 amis sur Facebook. Levitsky, environ 1000.

Les fidèles de « Take it easy, darling », sont en moyenne plus âgés que ceux des autres établissements de Levitsky : à partir de 25 ans. Le plus important est que ces personnes sont prêtes à payer davantage pour l’atmosphère appropriée que les passants dans les rues.

Les fondateurs de ces établissements secrets imposent certaines restrictions à leurs visiteurs. Ceux qui acceptent les règles du jeu sont admis au sein des « nôtres » par opposition à la majorité étrangère.

Par exemple, les invités qui viennent à Stay Hungry et ont payé pour un dîner (le prix est fixe, environ 50 $), ne savent pas qui va cuisiner aujourd’hui et quels genres de plats seront servis. Parce que l’élément principal dans cette formule, ce n’est pas la nourriture mais la conversation.

Il est indiqué dans les règles de « Take it easy, darling » qu’ici, par principe l’on ne sert pas les cocktails les plus populaires comme le « Long-Island », rhum-cola et B52.

« Si tu prends un whisky cola, pour toi ça n’a aucune importance de savoir combien de temps le whisky a vieilli dans des fûts de chêne, explique Levitsky. Si vous buvez un B52, qui est flambé, quelle différence fait donc la composition des boissons ? »

Dans les bars secrets, l’alcool est de meilleure qualité que dans les lieux grand public et les ingrédients (sirop, jus, purée, etc.) ne sont pas achetés mais préparés sur place.

Afin d’éduquer les visiteurs et par la même occasion créer une atmosphère confidentielle, Levitsky n’interdit pas au barman de verser à l’occasion un peu d’alcool gratuitement, pour une dégustation.

Sur la carte du Mendeleev Bar, on ne trouve pas de cocktails simples. Si vous demandez, ils seront préparés mais, comme l’explique le gérant du bar Fiodor Lioubanovsky, leurs prix peuvent être surélevés : « Parce que si tu montes un bar à cocktails, ensuite tu ne tiens pas particulièrement à vendre des whisky cola. »

Il vend donc des cocktails originaux, plus sophistiqués. Ils représentent 85% des ventes du Mendeleev Bar et coûtent entre 15 et 20 $. Le prix moyen d’un cocktail dans les bars secrets de Levitsky est de 17 $.

Dans ses autres établissements, entre 10 et 15 $. Pour cette raison, l’addition moyenne pour des boissons alcoolisées au « Take it easy, darling » est d’environ 50 $, soit 20% de plus.

Clé en perte de valeur

Si les bars traditionnels de Levitsky sont rentabilisés en trois ans (c’est également le délai pour son réseau au format « Rosinter Restaurants »), en ce qui concerne les investissements dans un bar secret (environ 120 000 $), il espère les rentabiliser en deux ans, deux ans et demi.

L’objectif est identique pour Fiodor Lioubanovsky du Mendeleev Bar. « Je ne pense pas que nous aurions plus de visiteurs si nous avions accroché une enseigne », - dit-il.

Selon lui il faut parfois des jours d’attente pour pouvoir entrer dans le bar, les visiteurs doivent alors faire la queue à l’intérieur du restaurant à nouilles.

Pendant les heures d’affluence au « Take it easy, darling » les clients sont également priés d’attendre, même s’ils ont préalablement appelé pour réserver.

« Pour les gens, connaître un secret, c’est quelque chose qui vient de leur l’enfance, explique Andreï Petrakov. Amener une connaissance dans un endroit dont toi seul connais l’entrée, évoque bien sûr le jardin d’enfants, mais c’est agréable. »

Mais quand beaucoup de gens sont admis à entrer, n’est-ce pas détruire le secret du lieu ?

Les fondateurs de la chaîne de restauration Ginza Project Vadim Lapine et Dimitri Serguev étaient censés connaître une certaine Maria Ivanovna, qui est bonne cuisinière.

En 2007, elle a ouvert un petit club-restaurant, « Mari Vanna », camouflé comme un appartement ordinaire du quartier Petrogradskaya storona de Saint-Pétersbourg. Les visiteurs étaient admis uniquement sur appel téléphonique, et des clés ont été distribuées à l’entourage le plus proche.

Cependant, l’endroit est devenu célèbre et s’est transformé en une chaîne d’établissements à Moscou, New-York et Londres.

« Nous continuons à distribuer des clés, mais maintenant c’est uniquement un souvenir, parce qu’ici il n’y a pas de place pour tout le monde et les clés ne vont pas aider, explique Vadim Lapine. Il est toujours mieux de se couvrir et de passer un appel, mais pas aux propriétaires, directement au restaurant pour réserver une table. »

Au final, le propriétaire d’un établissement secret à succès est tôt ou tard confronté à la tentation de laisser entrer le grand public. Et cède parfois à cette tentation.

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