La « nouvelle génération des dissidents » émerge grâce à Maïakovski

Maintenant, on voit toutes sortes de gens ici : des jeunes punks et des hommes âgés dépités, des femmes extravagants portant des chapeaux à plumes et des vieux bonhommes jolis… Eux tous, ils se partagent une chose : l’amour de la poésie. Crédit : PhotoXPress

Maintenant, on voit toutes sortes de gens ici : des jeunes punks et des hommes âgés dépités, des femmes extravagants portant des chapeaux à plumes et des vieux bonhommes jolis… Eux tous, ils se partagent une chose : l’amour de la poésie. Crédit : PhotoXPress

Des jeunes punks renouvellent la tradition de la poésie rebelle du célèbre écrivain.

Le 7 juillet 2013 la Russie a fêté le 120ème anniversaire de naissance du célèbre poète soviétique Vladimir Maïakovski. En URSS, cet artiste faisait l'objet d’un véritable culte. Depuis le moment où Joseph Staline l’a qualifié du « meilleur poète de notre époque », les autorités soviétiques se sont mises à populariser ses œuvres: les écoliers étaient obligés d’apprendre par cœur ses poèmes, on les lisait en outre sur la radio, on organisait des événements officiels pathétiques consacrés au poète… Provocateur et rebelle à l’origine, il faisait désormais partie du monde officiel soviétique.

Mais même cette transformation imposée n’a pas tué l’esprit de révolution qui entourait toujours la poésie de Maïakovski. Une révolution au sens large du terme : le poète célébrait l’art révolutionnaire et dénonçait le vieux monde, les pantouflards, l’ennui et la vie quotidienne plate.

C’est ainsi que voient Maïakovski les jeunes poètes qui se rassemblent aujourd'hui près de son monument sur la place Trioumphalnaïa au centre de Moscou. Ils s’appellent « K-front » ou « Front culturel » et se rallient régulièrement ici pour lire leur poèmes. Comme le dit un des organisateurs de K-front, Matvei Krylov, le groupe réunit « des poètes, des artistes, des musiciens et des étudiants d’opposition ». Il précise cependant : « Il ne s’agit pas d’une opposition qui est contre les autorités, mais plutôt de celle qui est contre la société de consommation, contre le système de valeurs actuel. Nous ne voulons pas consommer ce que nous présentent les institutions culturelles officielles. Nous ne considérons pas ce que nous voyons à la télévision comme la culture. Et nous n’aimons pas le fait que tout, y compris la culture, se mesure par l’argent ces jours-ci».

Ce n’est pas par hasard que le groupe a choisi pour ses rassemblements la place Trioumphalnaïa. Sa forte importance symbolique n’est pas due exclusivement à Maïakovski, ni au fait qu’elle héberge régulièrement les manifestations tenues dans le cadre de la « Stratégie-31 » (une série de protestations civiles pour la liberté de réunion garantie par l’article 31 de la Constitution russe, organisée par l’opposition). Il existe également une tradition plus ancienne et plus importante : en 1958, durant l’inauguration du monument à Vladimir Maïakovski, suite à la partie officielle au cours de laquelle lisent leurs œuvres Evgueni Evtouchenko et Andreï Voznessenski, les poètes et orateurs amateurs organisent sur la place un rassemblement spontané, quelque chose d’inimaginable à l’époque. Malgré tout, cela devient brièvement un rite : les écrivains se réunissent régulièrement pour s’exprimer ouvertement devant le monument au poète rebelle. L’on y voyait, entre autres, les dissidents Iouri Galanskov et Vladimir Boukovski ; tous les deux se voient persécuter pour cette démarche, tout comme les autres participants. Les poursuites des poètes continuent jusqu’en 1961, l'année où cette tradition s’effondre finalement.

Maintenant, on voit toutes sortes de gens ici : des jeunes punks et des hommes âgés dépités, des femmes extravagants portant des chapeaux à plumes et des vieux bonhommes jolis qui avaient encore déclamé des poèmes consacrées à Boris Eltsine durant la perestroïka… Eux tous, ils se partagent une chose : l’amour de la poésie.

Rencontrons-les. Semion Boulatkine, ex-journaliste militaire qui travaillait également dans un chantier naval. Il a commencé sa carrière poétique après la retraite, car il a maintenant du temps pour le faire.

Ioulia Privedennaïa, du groupe poétique Union des poètes pour le développement de la théorie du bonheur, abbrégé en PORTHOS en russe. Ex-prisonnière, condamnée pour avoir organisé un groupe armé illégal, elle écrivait ses poèmes durant sa réclusion. 

Natalia Botienko. Vétérane de la guerre en Tchétchénie. Elle a aperçu le rassemblement en faisant une promenade et l'a spontanément rejoint pour déclamer sa poésie. Elle avoue de ne pas savoir distinguer l’iambe du trochée, estimant que la poésie doit venir du cœur.

Kirill Medvedev, poète et interprète, connu pour ses convictions de gauche.

Certains d’entre eux sont arrivés sur la place après avoir vu une annonce dans un blog. Certains ont reçu un flyer dans la rue. Apparemment, cela est suffisant pour rassembler les gens. Il semble aujourd’hui qu’il soit impossible de nous faire abandonner nos téléviseurs et ordinateurs, mais en effet, rien ne pourrait être plus facile. Il suffit de présenter aux gens une possibilité de se rencontrer en direct, sans modérateur, leur prêter un peu d’attention. « Pour moi, ce n’est pas du tout intéressant d’écouter les discours des hauts responsables », dit Matveï Krylov. « Je ne m’intéresse pas non plus à nos stars. Je veux écouter une personne comme moi. » Et il n’est pas seul à y croire.

L’on entend ici de divers poèmes. Les participants déclament les œuvres de Pouchkine, de Pasternak et de Vysotski, ainsi que leurs propres œuvres. Voilà, par exemple (traduction en prose - ndlr) : « Mon ami, réfléchis en ce moment même au destin que tu choisis. Pas toi seul, l’ensemble de ta génération, qu’est-ce que vous désirez ? Regarde autour et tu vas voir ceux qui ont abandonné, qui ont déjà oublié ou veulent oublier que la vie est passée dans la merde. On a acheté un terrier, on a grossi. Leurs vies n’intéressent pas l’humanité. Leur mort ne navrera personne. La populace n’a ni conscience, ni patrie. Ils n’ont que le ventre qui gronde toujours. »

La majorité des rassemblés ne sont pas des poètes professionnels, mais ici personne ne veut faire une carrière littéraire. Parmi les dissidents soviétiques des années 1960 il n’y avait pas non plus de grands poètes : c’était le contenu, l’idée qui prédominait dans leurs œuvres, et non pas le style. Aujourd’hui, on entend toujours le même genre de poésie près du monument à Maïakovski.

Mais quel est l’avenir de ces rassemblements poétiques ? Les gens ayant beaucoup de préoccupations, comme la famille, le travail et les divertissements plus « traditionnels », ils pourraient bien abandonner l’initiative. La police, va-t-elle les disperser ? C’est possible, mais peu probable. On va plutôt les laisser tranquilles : il y a déjà beaucoup de gens bizarres à Moscou, et les manifestations sur la place Trioumfalnaïa n'empêcheront pas le monde de tourner. Mais il existe encore une possibilité : le mouvement pourrait devenir populaire et réunir les citoyens autour de ce culture amateur – et des rassemblements pareils seront organisés dans tout le pays. « Une centaine de fronts culturels émergera et l’on initiera une guérilla culturelle, c’est ce que nous voulons ! », confirme Matveï Krylov.

En conclusion, un peu de statistiques. La moitié des Russes ont tenté d’écrire de la poésie. En ce moment, 12% des citoyens du pays écrivent des poèmes, la population de la Russie étant estimée à près de 142 millions de personnes. Le tirage moyen d’un recueil de poésie s’élève actuellement à 500 livres.

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