"La conversation de Pierre le Grand", peintre hollandais inconnu. Source : Hermitage Amsterdam
Difficile de se frayer un chemin à travers l’exposition « Pierre Ier, le grand réformateur », organisée dans la capitale hollandaise par l’Hermitage, et où les visiteurs de langues variées écoutent les audio guides, examinent avec attention les objets exposés, et forment une longue queue pour essayer une copie du caftan de Pierre Ier.
Russie-Hollande : tant à partager
Cette exposition a effectivement de quoi intriguer. La première impression est loin d’être magistrale : le visiteur remarque pour commencer deux représentations de Pierre sur une rosse morte faite d’après nature. Comme l’expliquent les conservateurs du musée, l’idée avec ces memento mori est de le montrer non pas d’un point de vue bureaucratique et panégyrique mais plutôt à sous un aspect humaine. Pourtant, le spectateur russe, après avoir avancé plus loin dans l’exposition, puisse s’ennuyer. La partie centrale de l’exposition, qui présente « l’époque de Pierre Ier pour les nuls », est déjà très condescendante dans sa valeur didactique : « Bonjour, l’ami, maintenant je te raconte que, jusqu’à Pierre Ier, tous les tsars russes étaient barbus, mais ensuite, malgré les révoltes et les punitions, les réformes eurent lieu et les Russes battirent Charles XII de Suède ». Les portraits, les gravures avec des batailles, les cadeaux reçus par Pierre Ier dans ses voyages européens, les selles du tsar russe et du roi suédois, tout cela se regarde bien plus comme une image provenant d’un manuel scolaire que comme des mémoires historiques. En revanche, après avoir fini avec ce préambule édifiant, l’exposition prend véritablement une tonalité exclusive.
Pierre le Grand. Source : Hermitage Amsterdam |
D’une certaine manière, on est en présence d’un matériel unique. L’enfilade de salles dans la galerie supérieure de l’exposition est ainsi pensée que l’on retrouve ici, le Pierre académicien, plus loin, le héros, là, le navigateur, puis, le charpentier. Dans chaque salle, le ton est donné par des objets ayant appartenu à l’empereur et conservés depuis des années dans les réserves de l’Hermitage. Là, on découvre sa scie et son burin, là des instruments chirurgicaux et sa trousse de médicaments, là des instruments de navigation, là une vue baroque d’un tour à charotier avec des produits du tour. Dans une salle, un accoutrement grossier de marin que le tsar réformateur porta en Hollande, puis, dans une autre, sa robe de chambre de soies japonaises. Somme toute, ce sont des dizaines de vitrines que peut-être, même en Russie, les expositions monographiques les plus récentes consacrées aux personnages historiques n’avaient pas présenté avec une telle abondance pour former un tel tableau de la vie quotidienne et personnelle.
Par ailleurs, le choix du lieu de l’exposition se fait également sentir. Même les projets architecturaux de Nicola Michetti pour Saint-Pétersbourg et les résidences de banlieue ont l'air du baroque hollandais. Les quelques dernières salles sont consacrées au Pierre collectionneur ; pour le spectateur national, ce n’est pas l’hypostase la plus évidente de l’illustre tsar, hypostase qui a pourtant clairement vocation à montrer l’empereur parmi les monarques éclairés de son temps. Parmi les œuvres d’art acquises par le tsar, on trouve la Vénus de Tauride marbrée, le David et Jonathan de Rembrandt, les intérêts scientifiques de Pierre sont illustrés par les enfants conservés dans de l’alcool par le docteur Ruysch et empruntés au cabinet de curiosité pétersbourgeois de Pierre, et même des bijoux barbares de l’Altaï sibérien du Trésor en Or de l’Hermitage actuel. Comme le montre l’exposition, c’est le bourgmestre d’Amsterdam Nicolas Witsen qui a donné l’idée à Pierre Ier de collectionner ces objets.
Bien que fragmentaire, la reconstitution du Palais des miracles de Petrovsk est intéressante. Ainsi, le précieux vaisseau recouvert de gemmes antiques de la Renaissance offert au tsar avait été envoyé aux déchets utilisables sous le règne de Catherine II, et les gemmes avaient été retravaillées en anneaux. Mais pour l’exposition, on a essayé, en observant les gravures conservées, de reconstituer minutieusement la rareté dans son apparence initiale.
Cela aurait pu devenir une métaphore de toute l’exposition : s’efforcer de reconstituer le portrait d’une personnalité donnée à partir d’antiquités isolées. Le portrait qui en est sorti n’est pas exhaustif, mais pittoresque. Au fond, c’est effectivement ce même « Herr Pierre », l’illustre et énigmatique tsar célébré par les Lumières européennes, courant activement dans la cale avec des affaires de charpentiers dans les mains et une pipe entre les dents, en proclamant « j’étudie donc j’ai besoin d’un maître ». Les occidentalistes, les slavophiles, les discussions au sujet d’un marché dans toute la Russie et des tirants spirituels, tout cela viendra ensuite, mais jusqu’à présent on s’abandonne aux réflexions pour savoir si le culte de Pierre Ier doit être absolu au XVIIIe et au début du XIXe siècle, pour rassembler et conserver avec zèle dans la collection impériale les plus petites bagatelles liées à son nom. Cela va jusqu’à sa chaise portative personnelle que l'on trouve à côté de la mine attristée du chien empaillé préféré du tsar.
Mais il est d’autant plus évident que le mythe de Pierre Ier a été formulé de diverses manières à l’ouest et chez nous. En Europe, pendant de nombreuses décennies, a été exploitée cette image peu profonde, sentimentale et pleinement positive d’un tsar avec les mains calleuses, moderne, pour Voltaire, pour l’image d’Epinal et même pour l’opéra, du Pierre le Grand de Grétry au Tsar et charpentier de Lortzing. Nous avons la plus sincère inclination devant les actes de Pierre, mais c’est aussi souvent enveloppé non seulement de sentimentalisme, mais aussi d’une peur confuse. Il n’est même pas ici obligatoire de rappeler le Cavalier de bronze de Pouchkine, la célèbre anecdote de l’époque de Catherine II pourra servir d’exemple éloquent. En 1770, au cours d’un service dans la cathédrale de Petropavlovsk à l’occasion de la victoire de la flotte russe à la bataille de Tchesmé, le métropolite Platon (Levchine) s’est rendu au tombeau de Pierre et a prononcé une exclamation rhétorique : « Ô illustre tsar, soulève-toi maintenant, et contemple ton aimable création ! » A quoi le hetman Kirill Razoumovski, frère du favori d’Elisabeth Petrovna aurait lâché publiquement : « Mais que crie-t-il, cet idiot ? S’il se lève, il nous grondera tous ! »
Texte original (en russe) disponible sur le site de Kommersant.
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