Il semble que le froid ait conservé Korzounovo, ses monuments semi-détruits et ses voitures rouillées, en transformant ce village en une exposition de l’époque soviétique. Crédit photo: Anton Panin / Vyacheslav Vazyulya
Dans la plupart des cas, la mort lente plane sur les villes nées sous le signe de la course aux armements ou de divers grands projets soviétiques, y compris le GOELRO (un ambitieux plan de développement économique de l’Union soviétique suite à la guerre civile russe de 1917-1923). La dislocation de l’URSS les a privées des finances de nombreuses entreprises de l’ancienne superpuissance, tandis que ses citoyens ont perdu le sentiment patriotique, moteur de développement de tout pays.
La « ville fantôme », cette notion intéressante, renvoie à des milliers d’histoires des gens obligés de se séparer, de déménager et d’attendre pendant de nombreuses années de nouveaux appartements dans d’autres villes. Changer de ville ou de pays, c’est assez banal aujourd’hui. Mais, contrairement à la plupart des immigrants, les habitants des villes fantômes n’ont pas de maison où retourner.
Les sites web consacrés à des villes fantômes russes sont peut-être aussi nombreux que les villes elles-mêmes. Toutefois, le « village mort » de Korzounovo est presqu’inconnu : il se trouve au-dessus du cercle polaire, à une trentaine de kilomètres de la frontière russo-norvégienne, et a été abandonné depuis longtemps, lit-on en ligne.
Mais voilà un fait largement ignoré : c’est tout près de Korzounovo, sur une base de la Flotte soviétique du Nord, que faisait son service militaire Iouri Gagarine, le premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace. Outre cela, les informations sur le village disponibles sur Internet font état d’un « groupe des fous » qui sont restés vivre dans le village après avoir refusé de s’installer dans des appartements superbes, proposés par l’État, de la ville voisine de Mourmansk.
Nos phares éclairent une route couverte de neige. En hiver, les régions polaires de Russie se présentent aux voyageurs comme des silhouettes sombres des montagnes et des installations militaires, des immeubles avec des trous carrés de fenêtres et des arbres penchés vers la terre gelée : un paysage plutôt post apocalyptique qui fait penser au film Stalker d’Andreï Tarkovski.
Il semble que le froid ait conservé Korzounovo, ses monuments semi-détruits et ses voitures rouillées, en transformant ce village en une exposition de l’époque soviétique. Dans le noir et le silence presque criant, on peut entendre la neige tomber. Mais, tout à coup, on aperçoit dans les fenêtres d’une petite maison à un étage des enfants vêtus en tenue de sport jouant à la poursuite. Des petites filles aux rubans, assises sur un banc causent coquettement. Une jeune fille aux cheveux blonds donne un coup de sifflet.
Les enfants résidant dans des villages et maisons voisins qui semblent à première vue abandonnés, sont conduits à l'école de Korzounovo dans un petit bus de ramassagescolaire. La population du village se chiffre à près de 250 personnes.
Quelques maisons sont dotées du chauffage au bois. Les fenêtres des bâtiments de l’administration, de l’école primaire et de l’école secondaire sont allumées presque 24 heures sur 24 : durant la nuit polaire, le ciel ne s’éclaire que pour quelques heures.
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Des monuments commémorant Gagarine ne sont pas nombreux ici : ce sont des bustes du héros du programme spatial soviétique et des leaders du passé, ainsi qu’un avion-monument vert-bleu. Selon une tradition locale, des ouvriers venant d’un village voisin décorent l’aéronef avec des guirlandes la veille du Nouvel An.
Le dernier rapport de l’Onu sur l’État des villes dans le monde classe 11 villes russes parmi les 28 cités qui perdent le plus rapidement leur population. La ville la plus menacée de Russie est Nijni Novgorod, qui perdra avant 2025 11,8% de sa population par rapport au niveau de 1990.
Fascinés, des enfants forment une petite foule pour regarder les lampes colorées. Pour se déplacer dans la ville en s’amusant, les petits mettent des patins, dont les traces sont partout dans les rues enneigées. Les fenêtres vides des maisons et des immeubles abandonnés forment une partie tout à fait normale de leur vie, comme les silhouettes des gratte-ciels chez les citadins.
« Nous ne faisons plus attention à ces ruines depuis longtemps. Quand notre régiment a été licencié et les gens ont commencé à partir, c’était triste, bien sûr. Mais la séparation, c’est toujours triste. Les pilleurs ont presque vidé les habitats abandonnés », affirme Tatiana, directrice de l’école locale.
« Mon mari et moi, nous avons reçu de l’État un appartement à Krasnodar (sud de Russie) il y a plusieurs années. Mais nous avons décidé de rester ici. À Korzounovo, j’ai un travail, trois mois de vacances, et nous les passons dans le sud. Peut-être sommes-nous tout simplement fatigués. Ici, c’est notre maison, nous ne voulons plus déménager... ».
C’est la fonction du village qui a formé sa population : des militaires accompagnés de femmes et d’enfants y arrivaient depuis tous les coins de la Russie. Tatiana s’est installée ici il y a 35 ans.
Les résidents de Korzounovo gardent de bons souvenirs du passé soviétique : on se rappelle des magasins vendant des produits « déficits » à l’époque, des jeunes collègues et la longue journée polaire, quand on ne voulait pas dormir jusqu’au matin. Après 1998, l’année où le régiment a été transféré de Korzounovo à la ville de Severomorsk, il n’y reste plus ni magasins ni l’aérodrome utilisé jadis par les militaires pour aller à Moscou pour une bouchée de pain.
« Pourquoi nous restons ici ? C’est une question difficile. Chacun a ses propres raisons. La nostalgie, ce n’est pas suffisant pour prendre cette décision », explique Vladimir, ex-pilote militaire qui est actuellement un professeur.
« Chez nous, il y a des jeunes professeurs qui avaient passé leur enfance à Korzounovo. Après avoir fait leurs études à Mourmansk, ils sont retournés ici. Il n’y a pas beaucoup d’enfants locaux ici, ils arrivent plutôt des villages voisins où il y a toujours des militaires, mais il n’y a pas d’écoles. C’est comme ça qu’on gagne sa vie. Chaque année on nous dit qu’on va licencier les bases voisines et nous priver du boulot. Mais nous sommes toujours là ».
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En été 1965, Gagarine est revenu à Korzounovo en tant que célèbre cosmonaute. Il a prononcé un discours dans cette même école qui héberge actuellement un petit musée qui lui est consacré. Les écoliers, membres actifs du club des amateurs de l’espace auprès du musée, organisent des excursions, notamment pour les étrangers.
Chaque année, des touristes de Norvège, de Finlande, du Royaume-Uni et d’autres pays du monde arrivent à Korzounovo. Quant aux Russes, on y voit de temps en temps des délégations gouvernementales. Le reste du temps, la « maison de Gagarine » reste fermée.
Marina Popova, directrice du musée, est arrivée à Verkhnie Louostari, petit village près de Korzounovo, avec son mari, lui aussi un militaire, après avoir quitté Almaty (Kazakhstan). « Au début, c’était très difficile : je ne pouvais ni me rendre au magasin, ni me promener en ville. Almaty est une grande ville, il y a beaucoup de gens et de voitures, et ici, il n’y a rien », raconte Marina.
« Mais chaque année passée ici me paraissait de plus en plus simple, et maintenant je ne veux plus quitter cet endroit. Chez nous, c’est comme ça : si l’épouse d’un militaire ne rentre pas chez elle au cours des premiers mois, elle reste ici pour toujours. Le nord, c’est quelque chose d’inexplicable et d’attirant ».
Le soleil ne se montre pas, mais on ne s’y attend même pas dans les conditions d’une nuit polaire. Suite au crépuscule qui dure deux heures, il fait de nouveau sombre. La Lune aussi géante que le soleil se lève au-dessus de la passe montagneuse.
Sa lumière froide éclaire la patinoire devant l’école, deux maisons avec des fenêtres à peine allumées et l’avion, décoré avec une guirlande. Les enfants reviennent chez eux, en se poussant l’un l’autre et en jouant avec un chien. Sans lune, Korzounovo se transformera de nouveau en silhouettes sombres d’immeubles aux fenêtres vides.
« Korzounovo existera tant que nous serons vivants », conclut Tatiana. L’existence
de Korzounovo représente le fruit des nombreuses années remplies de labeur et
de sacrifice. Avec une persistance, les familles des militaires y cultivent une
société toute particulière, tissée de la nostalgie, de la peur de l’inconnu, de
l’habitude, de la fatigue et de la volonté de vivre tranquillement.
Il semble que le froid ait conservé non uniquement le village, mais aussi le temps qui s’est arrêté à l’époque de l’URSS. Peut-être que le patriotisme soviétique qu’ils ont réussi à garder leur permet de ne pas remarquer le froid et l’obscurité, de continuer à se considérer comme des héros et de qualifier leurs actions d’exploits. Pour l'autosacrifice, on ne peut plus recevoir une médaille ou un bonus pour le salaire. Mais, pour les vrais héros, l’argent ne compte pas.
Selon le dernier recensement de la population russe, publié en 2011, près de 19 432 villes et villages du pays n’existent que dans des registres : personne n’y habite officiellement. Ce qui représenta 8 500 « villes fantômes » de plus qu’en 2005. En outre, en 2005, le nombre de villages hébergeant moins de 10 habitants était déjà estimé à 34 802. La plupart des « villes fantômes » sont situées dans la partie centrale du pays, dans les districts du centre, du, nord-ouest et de la Volga, qui se distinguent par la plus forte proportion de personnes âgées en Russie. La réduction du nombre de villages a commencé en Russie en 1989.
« Ce qui se passe, c’est le résultat du modèle de dégradation économique mis en œuvre par l’État. L’agriculture est détruite, un nombre immense de villageois ont été privés du travail. Dans ces conditions, les autorités poursuivent une politique de réduction de dépenses sociales à la campagne. L’État veut renforcer la croissance des grandes villes, et non pas soutenir les villages », a déclaré Lev Levinson, expert de l’Institut des droits de l’homme, en commentant les données du recensement.
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